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Prend-on moins de risques lorsqu’on est mère? Non, c’est faux. Moi j’ai toujours pris les mêmes risques. On peut d’ailleurs mourir en tombant dans les escaliers! Je me rappelle ma copine québécoise qui me reprochait de vouloir apprendre le ski à ma Marie, alors que la petite était âgée d’un an et demi. Je pourrais parler longtemps de ma vie de mère et de navigatrice. Mes absences, les risques courus, n’ont en rien nui à l’équilibre de ma fille. Elle a reçu de moi autant d’amour que de n’importe quelle autre mère dont la vie aurait semblé plus «normale». Elle a vu sans doute plus de choses que les filles de son âge. Elle m’a accompagnée partout dans le monde. J’étais une mère à la fois absente et très présente. On m’avait dit que faire découvrir aux enfants la diversité du monde augmente en eux la capacité d’ouvrir les yeux. J’ai toujours préféré emmener Marie avec moi. Jamais je ne l’ai laissée à la garderie; il me semblait que voyager était plus enrichissant pour elle que de faire des dessins enfermée dans une pièce… Elle n’est entrée à l’école qu’à l’âge de cinq ans. Je lui ai fait rencontrer d’autres civilisations, d’autres horizons, d’autres modes de penser. Je l’ai élevée comme une citoyenne du monde.

Loïc a été un père magnifique. Lorsque je nourrissais Marie au sein, il agissait comme en régate: il réglait sa montre afin que toutes les dix minutes, je passe notre bébé d’un sein à l’autre. On tenait un journal de bord dans la chambre de Marie. On y indiquait les doses qu’elle avait bues, son poids, son humeur. L’hiver, je l’ai emmenée aux Antilles. Je ne voulais pas emmitoufler son petit corps dans des vêtements encombrants, alors, pour la protéger du climat hivernal, nous avons fui sous les tropiques. Plus tard, malgré mes absences, Marie n’a jamais manqué d’amour. Elle a fait ses nuits au bout de quatre semaines. Je n’ai jamais eu à subir les nuits blanches que beaucoup de parents connaissent. Cela dit, je suis tellement habituée à faire des quarts que je n’aurais pas souffert d’en faire quelques-uns pour ma fille! Depuis ma maison bretonne, que j’ai choisie dans le Finistère, un vieux fort d’époque Napoléon III construit sur le modèle des fortifications de Vauban, je regardais le jour se lever sur Ouessant, Molène et les Pierres Noires. Mère et navigatrice, j’étais entourée de mes deux amours. Jamais je n’ai dissocié les deux. Je n’aurais pu me passer ni de l’une ni de l’autre. Là où l’on invite les gens à faire des choix, j’ai décidé, moi, de m’autoriser tout ce que je voulais — en même temps. Ma fille en a-t-elle fait les frais? Je ne le crois pas.

Le préfet, alerté par la sécurité civile, me propose son hospitalité. Il est deux heures et demie du matin à l’hôpital de Bastia. Il s’est dérangé pour moi! Il me donne l’occasion rêvée de partir. Je ne veux pas rester à l’hôpital! Je veux retrouver mon bateau. Je veux être seule. Une fois chez lui, on m’accueille dans une suite de ministre. Je me fais couler un bain brûlant. L’eau est presque bouillante. Je ne sens rien. J’ai tellement froid! Je me blottis sous des amas de couvertures, qui ne me réchauffent pas. J’ai froid, affreusement froid! Et je suis obnubilée par l’idée de retrouver mon bateau et Bylka, mon chat. Je décroche le téléphone posé sur ma table de chevet et je demande le Cross. Je les harcèle, j’appelle tous les quarts d’heure.

«Madame Arthaud, si on vous a retrouvée, on retrouvera votre bateau. Des avions vont survoler la zone et repérer l’épave. On est obligé de le faire, c’est un danger pour la navigation. Dormez, ne vous inquiétez pas!»

Et de m’assurer que s’ils ont pu retrouver une lueur de frontale perdue au milieu de la nuit, ils retrouveront sans aucun doute un bateau.

Réveillée quatre heures plus tard pour le petit déjeuner, j’enfile les vêtements que m’offre la femme du préfet. On m’avait donné des frusques de naufragé. Par chance, je fais la même taille que ma bienfaitrice. Petit pull en cachemire, jean de marque. Cette tenue me va à merveille. On m’avertit que France 3 veut m’interviewer. J’accepte. Alors que je suis en train de parler, j’apprends que mon bateau a été retrouvé. Sur la photo qu’on me présente, prise d’un avion de la sécurité, on aperçoit Bylka miauler dans le cockpit. Vivant! Mon bateau a mis le cap sur Marseille après la Giraglia, à deux nœuds. J’appelle la base aéronavale de Corse; la SNSM refuse d’aller chercher un bateau aussi loin. Mais on me donne les coordonnées d’un homme à Calvi qui peut remorquer les bateaux. Je prends la route aussitôt.

Nouvelles frayeurs, à chaque virage au-dessus de Saint-Florent, sur cette route de la côte, je me dis qu’on va y passer. Je ne me suis pas noyée hier, mais aujourd’hui je vais faire un grand plongeon!

J’ai navigué sur tous les océans du monde. Cette planète qui compte plus de soixante-dix pour cent d’eau devrait s’appeler la planète-mer. L’immensité des océans n’est partagée par aucune frontière tangible. Elle ne connaît qu’une seule race: celle des marins. De quelque pays ou nationalité que l’on soit, c’est un monde qui ne connaît pas le mot «racisme».

La seule loi des marins, c’est la solidarité. Se secourir les uns les autres, au mépris de la course et parfois même de sa propre sécurité. Tous mes concurrents étaient des amis que je respectais.

Je suis vivante. Vivante, oui, grâce à ma bonne étoile. Je devrais dire «mes» bonnes étoiles, car je dois en avoir plusieurs. Avec moi, il y a trop de travail pour une seule!

Lorsque nous arrivons enfin, il est treize heures quinze. J’avale un sandwich, puis je largue les amarres, en direction du bateau. Au bout de quelques heures, on voit un signal sur le radar: mon bateau est localisé. Il y a beaucoup de vent et de mer. Nous nous approchons. Bylka hurle sur le pont. La mer est trop agitée pour que nous puissions nous accoupler au bateau. Je saute, au risque de me retrouver une fois encore dans l’eau. Victoire! J’atterris sur le pont de Largade, mon vaisseau fantôme. On me fait passer dix litres de gazole. À peine le temps de faire signe que tout va bien et me voilà repartie direction Marseille… Hier j’avais pourtant promis à ma mère de ne pas y aller seule.

Je prends le temps de consigner cet instant magique sur mon journal de bord: «Génial! La vie est belle! Je suis en vie!» Je progresse à bon train. Le ciel est magnifique. Le vent fort. Il y a beaucoup de mer. Je suis vivante, vivante! Ma route passe par Porquerolles. Je voulais m’arrêter pour embrasser mon ami Sébastien. C’était le week-end de la Toussaint. Il y avait du monde partout; moi qui n’avais pas vu de bateau de plaisance depuis deux mois. Je croise l’Abeille Flandre, le remorqueur de haute mer qui m’avait récupérée en 1988. L’hélicoptère de la sécurité civile me survole. Il doit être en service d’entraînement. J’ai envie de leur crier:

«Ne cherchez pas, c’est bon, je suis sauvée!»

J’appelle mes amis à Marseille et remercie le Cross de Toulon chaleureusement; ce sont d’extraordinaires professionnels. Ils m’ont sauvé la vie! J’avais prévu d’arriver à Marseille vers dix-neuf heures et j’accoste à dix-neuf heures pile. Je retrouve mes amis. Ils sont en pleine fête. Je danse avec eux et m’offre un coup de champagne. On me raccompagne chez moi. Je suis vivante! Le lendemain, je décide de prendre le TGV pour rejoindre mes parents et ma fille. Le train est complet, et j’enrage contre le contrôleur qui, malgré mes supplications, refuse de me laisser entrer — il ne sait sans doute pas ce que j’ai vécu. Lorsque j’arrive enfin à Paris, je prends une moto taxi avec Bylka pour rejoindre un plateau de télévision. J’y raconte en quelques mots ce qui vient de m’arriver. Les rencontres et les interviews s’enchaînent et se noient dans mes souvenirs. Il ne me reste aujourd’hui en mémoire que ces quelques mots du père Jaouen: