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À l’époque où je naviguais sur le trimaran Biotherm et sur le Pierre Ier, la mer d’Iroise était mon jardin liquide, planté d’archipels déchiquetés, de phares dressés dans la brume. Le gardien du phare de la Vieille saluait parfois mon passage dans le raz de Sein. Abandonnée au caprice des courants et des ciels, je voyais s’agiter le mouchoir qu’il tendait à bout de bras dans ma direction. À cet endroit, les remous étaient terrifiants. Ce geste suspendu entre le ciel et la mer paraissait me protéger du danger. Il me portait chance.

En 1981, lorsque je suis arrivée en Bretagne, La Trinité était mon repère. Eugène Riguidel faisait lui aussi construire son trimaran géant dans la rade de Brest. Tous les vendredis, je le suivais à La Trinité. Nous étions logés chez Jean Le Rouzic, un médecin que nous appelions le «bon docteur». Jean était une figure, un aventurier à sa manière, même s’il ne quittait jamais sa Bretagne natale. Il naviguait sur un vieux gréement arborant fièrement un guénadu — le pavillon breton. Il nous avait aménagé des chambres dans le grenier. Tous les marins se retrouvaient là-bas: Gabbay, les frères Poupon, Titouan Lamazou, Yves Le Cornec — surnommé Mickey — , Kersauson, Fauconnier et, bien sûr, Eugène Riguidel. Avec tous ces beaux mâles, la maison était devenue un véritable piège à filles. Dans les chambres, on ne jouissait d’aucune intimité. Le matin, le bon docteur venait faire son inspection et s’amusait des turbulences de la nuit. La Trinité était La Mecque de la course au large — Tabarly, Colas nous y avaient précédés — et il en était le médecin. Il lui arrivait parfois de soigner les maladies un peu honteuses de ses hôtes!

À la fin de chaque été, Jean organisait une course de vélo. Il était lui-même très sportif, mais mauvais perdant. Il n’hésitait pas à dévaliser sa propre pharmacie pour se gaver de stimulants et finissait souvent la course sur le bas-côté, en vomissant tripes et boyaux. Il ne lésinait pas sur les doses!

Lors des régates de vieux gréements, nous étions tous morts de honte à son bord. Il n’hésitait pas à utiliser le moteur de son bateau pour essayer d’avoir la peau de son fidèle concurrent Loïc Caradec. Tout le monde le savait et tous en riaient. Il trichait — et triche encore — sur son âge.

Il mit fin aux courses de vélo quand il atteignit la catégorie des seniors. Il remplaça alors l’épreuve sportive par un concours de pâtisserie. Les membres du jury terminaient l’épreuve avec une crise de foie, et la fête s’achevait sur un combat de tartes à la crème. Il avait aménagé dans sa maison une sorte de home cinéma. Les épisodes de Laurel et Hardy nous étaient si familiers que nous connaissions les répliques par cœur. À l’époque où se réunissait chez lui notre joyeuse compagnie, il était connu pour sa générosité et son sens de l’accueil. Il soignait les pêcheurs du coin qui le payaient en poissons. Il nous avait laissés refaire à notre façon les chambres qu’il nous avait attribuées. J’avais peint la mienne en rose et blanc. Mickey avait peint la sienne en gris et jaune. Lorsque nous n’étions pas en mer ou à Paris à la chasse aux sponsors, nous vivions tous là. Nous n’avions pas de maison, pas un sou en poche, mais des rêves plein la tête. On s’était recréé chez le bon docteur une nouvelle famille, unie par notre désir de liberté et d’aventure. Nous rêvions d’aller naviguer autour du monde. Notre vie était portée par nos aspirations. Nous ne connaissions ni les épreuves, ni les chagrins. Aspirant à régner sur les mers, nous pensions régner sur nos vies. Une félicité si simple et pourtant si singulière, quand la plupart de nos congénères s’apprêtaient à donner quarante années de leur vie pour un patron, une entreprise, une famille.

La mer qui fut toute ma vie, qui m’a tout appris. La mer, cette passion dévorante. La mer, mon combat pour la liberté. La mer qui engloutira mon dernier soupir. La mer qui m’emportera dans le mystère de ses profondeurs.

Je dois remuer les jambes pour ne pas couler. Nager, nager. Lutter contre cette peur qui voudrait me paralyser. Je vais mourir, c’est sûr, mais quand? Dans combien de temps? À quel miracle pourrais-je me raccrocher? J’essaye de ne pas penser. Je cherche presque malgré moi un signe d’espoir. Toujours rien, l’horizon est vide, la mer est noire. Seul signe de vie, le halo de Macinaggio. Là-bas, les gens vivent. Ils dînent, regardent la télé, dorment, dansent, font l’amour pendant que moi, je me noie! Jamais je ne pourrai arriver à la nage jusque-là. Sans ces faibles lueurs, l’horizon est totalement vide. Je me tourne en tous sens. Rien. Je suis à quinze milles au large; pas un signe de vie autour de moi. La peur que j’éprouve n’a rien des frayeurs que je rencontre en course. Ces frissons-là, ces montées d’adrénaline, je les recherche! Sur les océans, même déchaînés, on reste projeté vers cet horizon qui, invisible ou non, signifie la vie, l’existence intense, limpide, et sans aucun doute l’éternité. Si je n’avais eu cet amour des grands frissons, je serais restée chez moi, j’aurais pris un travail comme tout le monde. Et j’aurais fait du tricot!

Il se trouve d’ailleurs que je tricote très bien. Oui, je sais moi aussi être une femme «comme les autres». Oui, j’ai l’amour des activités simples. Des pratiques connues de toutes les femmes depuis des siècles. «Fiancée de l’Atlantique», je le suis; j’aime et j’assume ce surnom. Il me plaît. Mais il plaît aussi à la petite fiancée de vivre sa vie de femme ordinaire! Élevée chez les bonnes sœurs, j’ai appris le tricot en même temps que la couture, le catéchisme et les bonnes manières. J’adorais tricoter!

Lorsque je donnais des cours en école de voile pour rembourser mes dettes de courses, j’emmenais mes clients naviguer sur l’Atlantique par tous les types de temps[1] et je tricotais des pulls jacquard sur le pont. Mon chat jouait avec les pelotes de laine pendant que mes stagiaires s’initiaient à la barre. Quand j’étais petite, je me faisais virer des cours de couture car j’étais dissipée; je devais faire des boutonnières ou des smocks. Je suis la reine de la boutonnière! Mes talents dans ce domaine m’ont énormément servi pendant toutes mes courses, lorsque je déchirais mes voiles. Le marin doit savoir coudre, ça fait partie des impératifs de la navigation. Une voile déchirée remet en cause toute la course. Et je ne saurais pas dire les kilomètres de «spi» déchirés que j’ai recousus dans ma vie de navigatrice!

Dans les années 1970, je confectionnais moi-même mes robes dans des tissus Laura Ashley que j’achetais avenue Victor-Hugo, à Paris. Je tricotais moi-même mes pulls, avec de la grosse laine et de grosses aiguilles; c’était la mode de l’époque. Je me déplaçais à Mobylette, chaussée de sabots qui me servaient de freins! Je fabriquais de petits carrés de laine pour les assembler et en faire une couverture patchwork. Par la suite, j’ai essayé de transmettre la technique du tricot à ma fille. Mais elle a tout laissé tomber au bout du troisième carré…

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Je dois d’ailleurs avouer que je n’ai toujours pas mon permis bateau, et j’en suis fière! On peut faire le tour du monde à la voile sans permis!