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Je suis sur le point de retirer ma veste de quart. Je fouille dans mes poches, instinctivement. Et là…

Et là, oui, là: miracle! Je sens mon portable! Oui, miracle! En temps normal, je ne le garde jamais sur moi! Jamais! Il est toujours rangé là où je stocke mes bouts, dans le cockpit. Je retrouve l’espoir. J’ai acheté ce téléphone étanche avant de partir en croisière vers l’Algérie. Était-ce une intuition? Avant de tomber, j’ai longé la côte de l’île d’Elbe. Le temps était calme alors que je venais de passer une nuit épouvantable à manœuvrer entre les îles, avec un vent fort et une mer agitée. Fatiguée, j’avais profité d’une accalmie pour passer les coups de fil habituels; j’avais du réseau le long de l’île. Comme souvent lorsque je suis seule, je fais en sorte de rassurer ma famille et mes amis. J’avais regardé ma position et, machinalement, j’avais glissé mon portable dans ma poche. Geste que je ne fais jamais d’ordinaire. Dans la confusion et la panique, j’ai oublié que j’avais gardé ce téléphone sur moi. L’espoir renaît. L’effroi se transforme en peur.

La crainte de mourir est pour moi la seule vraie terreur. De quoi peut-on s’effrayer, sinon? De manquer un avion, un rendez-vous? De manquer d’argent? La vie est un cadeau, il faut la vivre pleinement et croire toujours en son destin. Là, ce soir-là, j’ai connu l’effroi! Je l’avais déjà ressenti une seule fois, cet effroi face à la mort, après mon chavirage lors de l’Ostar (la Transat anglaise en solitaire), sur les bancs de Terre-Neuve, en 1992. Je venais de chavirer alors que j’espérais faire le doublé Route du Rhum-Ostar, comme Philou Poupon.

Ce jour-là, j’avais été trop gourmande, j’allais trop vite. La veille, mon bateau avait enfourné; il s’était dressé à la verticale. Après avoir largué toutes les écoutes, il était retombé dans le bon sens, ouf! Mes jambes tremblaient de frayeur. Ça aurait dû être un avertissement. Dans ma volonté d’aller le plus vite possible, j’avais renoncé à mettre le pilote automatique, ce qui m’aurait permis de me reposer trente minutes. Et j’ai chaviré. C’était assez violent, le bateau s’est arrêté brutalement, et je me suis écrasé la tête dans la cabine. J’étais assommée. En me réveillant, j’étais perdue, ailleurs. J’avais rêvé dans mon demi-coma que mon petit frère Hubert m’accompagnait et je l’appelais. Il m’a fallu du temps pour revenir à la réalité, comprendre que j’étais seule, que j’avais chaviré et que je devais maintenant me tirer de ce mauvais pas. J’ai réussi à enfiler ma combinaison de survie, à sortir par la trappe prévue pour ce genre de problème et à déclencher ma balise Argos. Je flottais au sud des bancs de Terre-Neuve, bateau à l’envers; je bouchonnais tranquillement en attendant qu’un bateau passe me chercher. Soudain un énorme cargo est venu me porter secours. En s’approchant pour me lancer un filin, il a heurté violemment mon bateau, à plusieurs reprises. J’étais terrorisée. Impossible d’attraper la touline. Mon trimaran glissait sous la voûte de l’énorme bateau, j’étais saisie, tenaillée par l’effroi. Jamais pareille terreur ne m’avait envahie. Prostrée, incapable de saisir le filin qu’on m’avait lancé, je me voyais déjà happée par les remous de l’hélice. Heureusement, in extremis, le commandant du bateau avait stoppé les moteurs. Gérard Petipas, l’organisateur de la course, et tata Jeanne, première marraine de ma fille, qui travaillait au PC avaient reçu l’appel de détresse qui se met en marche automatiquement en cas de chavirage, grâce à un petit système simple et ingénieux: un fil muni d’un plomb accroché au bouton le déclenche au moment où le bateau se retourne. La balise Argos, elle, se déclenche manuellement et permet donc au PC de savoir que tu es en vie, mais il peut s’écouler trois heures entre le déclenchement de la balise et le passage du satellite, trois longues heures de stress pour ceux qui sont à terre. La balise signale la position géographique où tu es naufragé ou en difficulté afin de lancer des recherches. Bien sûr ces systèmes de sécurité n’existent que depuis quelques années. C’est pourquoi nous n’avons jamais retrouvé Colas, disparu en 1978, au large des Açores… Lors de la Route du Rhum en 1986, il s’est écoulé plusieurs jours avant qu’on apprenne la disparition de Loïc Caradec. Bien qu’il ait déclenché sa balise Argos et que je me sois déroutée pour le secourir, j’ai découvert un bateau vide. Balise ou pas, on ne dispose d’aucun système qui permette de retrouver un homme à la mer. Dès qu’il est hors de vue, c’est fini. On ne peut plus rien faire depuis le bateau.

Je tente de me repérer sur l’écran de mon téléphone. J’ai perdu mes lunettes en tombant à l’eau. Mes bras ne sont pas assez longs et je n’arrive pas à éloigner suffisamment le téléphone pour distinguer les chiffres. Je tape instinctivement sur la touche du dernier numéro appelé. Nouveau miracle, j’ai du réseau! Mon opérateur couvre cette zone. Naturellement, je me dis que si j’appuie sur la touche verte du clavier, je vais tomber sur ma mère: il me semble que c’est elle que j’ai appelée en dernier. Manque de chance, je tombe sur le répondeur de mon amie Kaya. Je lui laisse un message. En tapotant, j’appelle Anne-Marie, une vieille copine du Figaro Magazine avec laquelle j’ai baroudé dans toutes les îles du Pacifique et d’Europe, pour des reportages touristiques. J’espère que la batterie de l’appareil est assez chargée. Il le faut! Je commence à avaler de l’eau. Je tombe sur le répondeur d’Anne-Marie. «Anne-Marie, je suis tombée, je me noie!»

J’ai à peine le temps de terminer ma phrase que le téléphone s’éteint. Merde… Il n’est pas complètement étanche, malgré ce qu’on m’a dit…

Avec Anne-Marie, nous avons parcouru toutes les îles du Pacifique et d’Europe. En 1980, pour lancer le Figaro Magazine, Robert Hersant, patron d’un grand groupe de presse, avait imaginé envoyer quatre naïades naviguer dans les îles tropicales sur un superbe voilier. Une blonde, une brune, une rousse et moi, héroïnes de longs reportages photographiques relatant nos escales, nos rencontres et notre vie quotidiennes dans ce paradis. Je refusai la première année: ce n’était pas assez payé. D’ailleurs, seule la course m’intéressait. Hersant était un patron assez paternaliste, il me reprocha mon caractère de cochon mais, au fond, il respectait ma fougue et comprenait mon refus.

Sans moi, une vraie navigatrice, le reportage des premières escales avec des filles qui n’avaient rien de marins n’était vraiment pas crédible. Après la Route du Rhum de 1986 qui m’avait laissée épuisée et ruinée, j’acceptai finalement la proposition du Fig Mag. J’embarquai pour trois mois en mer, pour une ballade entre Hawaï et la Polynésie. Mon job: faire des photos avec des mannequins sur ce beau voilier pour permettre aux lecteurs français, enfermés chez eux en plein hiver, de rêver à nos escapades. Nous ne devions respecter que deux consignes: être bronzées et peu maquillées.

Jamais on ne m’avait offert un tel salaire pour partir en croisière et flâner dans des îles paradisiaques. Nous étions cinq jeunes filles belles à croquer. À chacun de nos départs nous laissions des cœurs brisés sur les îles que nous abandonnions… Ce n’était pas faute de promesses de retrouvailles… mais l’île à venir nous offrait de nouvelles et tentantes aventures amoureuses… et nous laissions derrière nous de nouveaux cœurs brisés…