Выбрать главу

Pendant quatre années de suite j’ai navigué pour le Figaro Magazine, et c’était Anne-Marie, employée par le groupe Hersant, qui essayait de gérer tant bien que mal notre équipage de filles fatales.

Mais ce soir, Anne-Marie ne me répond pas.

Loin de moi, les eaux turquoise des lagons; ce soir la mer est noire.

Je continue de nager sur le dos malgré tout. Les petits battements de pieds me permettent de ne pas couler. Je ne suis pas sûre d’avancer vers la côte. J’ai déjà chaviré dans cette zone. Malgré mes efforts, j’étais entraînée par le courant dans le sens contraire de ma progression. Il fait nuit, je ne peux rien savoir de mon avancée. La main crispée sur mon mobile, je maintiens mon bras tendu le plus haut possible. Je ne veux pas perdre mon portable, ma seule chance de salut. Même éteint. Même en panne. Même inutile. La constellation du Poisson scintille faiblement devant mes yeux. Au-dessus d’elle, je reconnais Pégase. Si, comme ce cheval, je pouvais avoir des ailes!

Je fais une nouvelle tentative pour activer mon téléphone. Je tapote sur les touches. L’écran éteint du téléphone se rallume miraculeusement! Dans la nuit noire, enveloppée par l’obscurité, seule au milieu de la mer, la lumière qui m’apparaît n’est pas celle d’un bateau-phare, mais celle de mon téléphone! Je dois composer le code pin. 0000. C’est en bas au milieu, rien de plus facile. Heureusement que j’ai laissé le code pin par défaut, sinon adieu la vie, adieu l’amour!

Il faut absolument que j’appelle maman. C’est toujours maman que j’appelle au secours lorsque j’ai besoin de réconfort et là c’est plus que du réconfort dont j’ai besoin! Sans lunettes ce n’est pas évident, car il me faut maintenir le téléphone hors de l’eau grâce à de petits mouvements de jambes.

Nouvel échec, je tombe à nouveau sur la messagerie de Kaya! Une copine qui s’est mis dans la tête d’écrire le scénario de ma vie pour un biopic. En général, e genre de film se réalise à titre posthume… ça va être le cas! Elle a eu du nez, Kaya. Je suis en train de vivre les dernières images du film à venir: je meurs dans cette mer noire!

Je lui laisse un message:

«Kaya, je suis tombée à l’eau!»

Je me dis alors que si je tape sur le M, j’ai une chance de tomber sur ma mère. Mais il y a aussi Marie — ma fille — , Marianne, Magali — ma belle-sœur — , Monique — ma tante — , Mimi — une copine. Toutes sont des couche-tard. Il doit être minuit passé. Il faut faire vite, car bientôt elles seront toutes endormies.

Dans ma jeunesse, j’avais presque exclusivement des amitiés masculines… Ma réputation de croqueuse d’hommes éloignait les femmes. Durant toute ma scolarité — dans une école religieuse de filles — , le seul endroit où je côtoyais des garçons était le Racing. Tous les soirs après les cours, je m’y précipitais pour l’entraînement de natation et d’escrime.

Ma première véritable amitié féminine fut pour Dany. Avec Yvon Fauconnier, son mari, et leur ravissante petite fille Karine, ils vivaient dans les îles des Caraïbes sur un bateau mythique de quarante mètres, le Vendredi 13. De nombreux marins ont alors croisé ce bateau qu’on appelait familièrement le «Treize». Beaucoup ont participé aux croisières de luxe vers les Grenadines: Kiki Hiessler, Alain Revel, Hugo Desmazières, Pancho Mallego, Alain Chapoutot, Yvon Redier, Titouan Lamazou et bien d’autres. Dany — qui a disparu aujourd’hui — était une femme de la mer; fille, femme puis mère de marins. Je l’ai aimée d’instinct.

Je tente un nouveau numéro. Miracle, je tombe sur ma mère.

«Maman je suis tombée à l’eau!»

Les secondes sont des siècles. La voix de ma mère est indécise.

«Ma chérie, je ne t’entends pas…

— Maman, je suis tombée de mon bateau!»

Rien à faire. Il doit y avoir un problème de réseau. Ou bien ma voix est altérée par les clapotis de l’eau.

Troisième tentative. Elle m’a enfin comprise! Maman a alors le réflexe d’une mère de marin:

«Quelle est ta position?»

Pour la première fois depuis ma chute, je sens l’espoir renaître! Au miracle de la découverte de mon portable dans ma poche, s’en ajoute un deuxième: je venais de tracer ma position. J’étais à neuf milles du cap Corse sur une trajectoire qui vient directement de l’île d’Elbe. Maman, qui se plaint toujours de ne plus pouvoir marcher ni monter les escaliers, cavale comme une gazelle au premier étage. Elle réveille mon père et appelle mon petit frère Hubert.

Ma mère en aura vécu des angoisses, lors de mes courses et de mes chavirages. Lorsque j’étais à terre, je passais le plus clair de mon temps à chercher des sponsors pour parcourir le monde. Une fois partie en mer, je n’étais pas seule à vivre l’épreuve. Je ne dormais pas — ma mère non plus. À l’époque on ne communiquait pas. Je les laissais sans nouvelles, ils ne savaient rien de mes fortunes de mer. Je me souviens de cette Route du Rhum, en 1990, durant laquelle j’ai été tentée de déclencher ma balise de détresse, tant s’accumulaient les difficultés. Je n’avais plus de radio. J’avais commencé la course avec une minerve et voilà que je faisais une hémorragie. Je me suis vidée de mon sang durant trois jours, en affrontant la dernière tempête, non loin des Açores. Sur la plage avant de mon fier navire — mon beau trimaran doré —, j’étais en train de manœuvrer lorsque je sentis un liquide tiède couler le long des jambes de mon ciré. Une course se gagne et se paye cher. La victoire et la renommée ont un prix. Comprendra-t-on ce que signifie se vider de son sang, quand on est perdu au milieu d’une mer déchaînée? Mais plus que le chaos extérieur, dont la beauté sauvage et dévastatrice me fascinait malgré l’urgence, c’était ce chaos des circonstances qui devenait effrayant. Mes douleurs cervicales m’empêchaient de manœuvrer à l’aise, et l’hémorragie m’affaiblissait d’heure en heure; elle s’arrêterait certes trois jours plus tard. Mais durant ces nuits terribles, je restai rivée à la barre du bateau, car mon pilote automatique avait déclaré forfait. Et pour comble, comme pour poser un sceau sur ces menaces et achever de resserrer l’étau de la mort sur moi, ma radio — mon unique lien avec la vie, le seul fil d’Ariane capable de me faire sortir de ce dédale mortel —, ma radio était tombée en panne. Sans aucune nouvelle des autres concurrents, je continuai. À ceux qui me demandent pourquoi je n’ai pas abandonné à ce moment-là, je réponds:

«Je n’avais pas le choix.»

Un proverbe zoulou dit: «Si tu avances, tu es mort; si tu recules, tu es mort; donc à quoi bon reculer?» Et puis je gardais en tête l’exemple de Christophe Colomb qui avait calmé une rébellion, en expliquant aux mutins qu’ils n’avaient d’autre choix que d’aller vers l’ouest. D’ailleurs, qu’auraient fait les secours? Ils n’auraient pas eu le moyen d’arrêter les flots de sang qui s’échappaient de moi. Je me souviens avoir regardé ma ligne de vie pour voir si elle n’avait pas diminué. Trois jours durant, assise dans mon cockpit, à la lueur de ma lampe torche, les yeux rivés sur ma boussole et mon speedomètre[2], impuissante à arrêter les flots de sang qui s’échappaient d’entre mes jambes, je contrôlais mon cap. La mer était terriblement belle. Le vent soufflait avec furie. Mon trimaran fendait les eaux à une vitesse effarante. J’étais plus seule que jamais. Mais c’était mon choix. Mon choix de femme et de navigatrice. C’était mon rêve qui, peu à peu, prenait corps au long de ce calvaire de sang et d’eau. Unie par toutes mes fibres à mon bateau et à l’océan, je vivais mon destin. J’étais en train de donner ma vie pour mon rêve. Et le destin, souvent hostile aux projets humains, fut cette fois-ci l’artisan de mon succès. Allié sans doute à mes bonnes étoiles, qui m’avaient maintes fois sauvée du danger, il me fit voler vers la victoire. Malgré la minerve, l’hémorragie, la panne de pilote automatique et l’absence de radio, j’ai gagné cette Route du Rhum 1990, dans des conditions où j’aurais pu abandonner mille fois, dès le départ. J’avais senti, je sentais qu’il n’y avait qu’une seule chose à faire, précisément: gagner cette course.

вернуться

2

Cadran indiquant la vitesse.