Je ressentis un choc: l’expédition sur la planète Sept m’avait déjà paru risquée, mais attaquer les Misliks au plein milieu de leur domaine me sembla pure folie, surtout quand Azzlem me dit froidement qu’il comptait sur moi pour faire, avec deux ou trois Sinzus, le raid de reconnaissance. Je n’étais pas encore, malgré mes expériences passées, habitué à l’idée de l’ahun: considéré de ce point de vue, le voyage vers la galaxie maudite choisie n’était guère plus long, ni plus dangereux, que ne l’avait été le voyage vers Sept de Kalvénault.
Puis le projet sembla abandonné. Je n’en entendis plus parler. Je repris mon train de vie habituel, travaillant toute la journée au laboratoire de biologie, couchant tantôt à la Maison des Étrangers, tantôt chez Souilik, tantôt « chez moi ». Souilik était revenu d’un nouveau voyage dans l’ahun, sur lequel il se montrait très discret. Je sus par Essine qu’il revenait de chez les Kaïens, mais il nia que ce voyage eût le moindre rapport avec le grand projet. Pendant quelque temps, je ne le vis plus que par courts moments à longs intervalles. Il circulait d’un univers à l’autre, en mission. Le Tsalan partit à son tour pour Réssan, ne laissant sur Ella qu’Akéion et Ulna qui travaillaient avec moi. Pendant mes « jours de repos », qui sont obligatoires — trois jours par mois ellien —, je visitai avec Ulna et Essine la planète Ella. J’eus ainsi un aperçu de l’agriculture et de l’industrie hiss, dont je ne m’étais pas inquiété jusqu’alors. Sur une large bande, de part et d’autre de l’équateur, les Hiss cultivent une céréale arborescente, atteignant une dizaine de mètres de haut: ils en tirent la farine dont ils fabriquent leurs biscuits. Un peu au nord et au sud de cette bande poussent d’autres plantes variées, la plupart à usage industriel, fournissant des produits trop coûteux à produire synthétiquement. Tout le reste de la planète est resté à demi sauvage, ou réservé à l’habitation, sauf les zones polaires où sont concentrées la plupart des industries, les mines exceptées. Les Hiss exploitent intensivement leurs océans, qui couvrent les sept dixièmes de la planète ; je descendis un jour sous la mer visiter les prairies, les cultures sous-marines et les pêcheries.
Leur source d’énergie principale vient de la dissociation de matière, dissociation poussée à un degré que nous n’imaginons pas. Ils utilisent non point les constituants du noyau des atomes, comme nous commençons à le faire, mais les constituants de ces constituants, ce qu’on pourrait appeler les infra-nucléons. Chose importante, leur énergie principale n’est pas de nature électrique, mais, bien que j’aie vu leurs génératrices, et que je me sois servi quotidiennement de cette énergie, je ne puis pas plus la définir qu’un brave Sénégalais ne pourrait définir l’électricité. Tout ce que je puis dire, c’est que ces génératrices sont fort complexes, et habituellement de grande taille. Les Hiss sont des physiciens hors ligne, et même Béranthon, le grand savant sinzu, lors de son passage sur Ella, dut avouer que bien des inventions hiss lui étaient inconnues, sinon incompréhensibles. Il est tout à l’honneur des Hiss de constater que, loin de vouloir garder leur savoir pour eux-mêmes, ils ont ouvert leurs universités de Réssan à toutes les humanités de la ligue, à charge de revanche. Pendant un court séjour sur Réssan, j’eus l’occasion d’assister à une conférence sur l’astronomie faite par un homme-insecte du douzième univers: je ne compris que peu de choses, mais je vis les plus belles photos du ciel et de planètes que j’aie jamais vues. Le conférencier ressemblait à une grosse mante religieuse verte, déployant en parlant des bras démesurés et dentelés. L’auditoire comprenait des échantillons de presque tous les types « humains » représentés sur Réssan.
Souilik cessa enfin ces voyages, mais je ne le vis pas plus pour cela. Il passait ses journées enfermé avec le Conseil. Essine ne le voyait guère plus que moi. Aussi fis-je ma compagnie presque exclusive d’Ulna et de son frère. Puis, un jour, comme nous travaillions au laboratoire de biologie comparée, Assza nous fit appeler. Il nous tendit trois courts cylindres de métal, munis d’une grosse crosse.
« Vos armes. Ce sont des pistolets thermiques perfectionnés. En accord avec l’Ur-Shémon, le Conseil vous a choisis pour faire le raid de reconnaissance vers la galaxie maudite. Vous disposerez d’un ksill spécial. Souilik vous accompagnera jusque sur la planète Sswft de l’étoile Grenss de l’univers des Kaïens. Il a l’ordre d’y attendre votre retour. Rappelez-lui cet ordre au besoin. Vous partez dans huit jours ».
Oh ! Ces huit jours. Comme ils me parurent à la fois longs et brefs ! Akéion et Ulna considéraient comme tout à fait normal, eux, les enfants de l’Ur-Shémon, de partir les premiers au combat. Au besoin, ils l’eussent réclamé. Mais moi, Seigneur ! J’avais beau me dire que j’étais pratiquement invulnérable au rayonnement mislik, que la coque de notre ksill serait spécialement renforcée pour résister aux chocs, que je disposerais des armes les plus puissantes, et enfin qu’il ne s’agissait pas de combattre, mais de reconnaître les lieux, je sentais mon cœur battre à se rompre à la seule évocation de cette aventure. J’avais le vague pressentiment d’une catastrophe imminente. Elle ne manqua pas de se produire, et même maintenant que je suis revenu, même quand je pense à ce que j’ai depuis risqué au milieu des torpilleurs de soleils morts, j’hésiterais à recommencer, dût-on me promettre la vie sauve, la puissance, la gloire, et toutes les belles filles de toutes les planètes !
Nous partîmes sans encombre. Souilik, accompagné d’Essine, de deux autres Hiss et de Beichit la Hr’ben, pilotait son vieux ksill habituel, le Sesson-Essine, c’est-à-dire en français, la Belle Essine. Je fus assez embarrassé quand Ulna me demanda de lui traduire les caractères hiss peints sur la coque du nôtre, car si elle parlait maintenant couramment le hiss, et un peu le français, elle ne lisait aucune des deux écritures. Cette inscription était une fantaisie de Souilik. Les ksills ne portent pas de nom, simplement un numéro à moins que leur commandant ne prenne sur lui de les baptiser. Il avait nommé le mien Ulna-ten-Sillon, ce qui signifie Ulna, toi mon rêve. Akéion, lui, connaissait suffisamment l’écriture hiss, et, voyant mon embarras, traduisit malicieusement: l’union des Planètes.
Ulna-ten-Sillon était un ksill de très petite taille, triplace, prototype des ksills de combat qui furent ensuite construits en grand nombre. Le confort y avait été sacrifié à l’efficacité. Le poste de commande était encombré de tableaux de bord variés, contrôlant les machines, les armes, les instruments. La seconde pièce comportait trois couchettes superposées, tout le reste occupé par les moteurs, les réserves de vivres, les munitions, le sas de sortie, les réservoirs d’air. La coque, épaisse de onze centimètres, en alliage extra-dur, pouvait, m’assura Souilik, supporter le choc d’un mislik lancé à 8 000 brunns par basike, c’est-à-dire près de 4 000 kilomètres à l’heure, vitesse qui n’avait jamais encore été observée. Et même, en admettant qu’elle soit crevée, il restait la coque interne, épaisse en tout de sept centimètres. Insensibles comme nous l’étions au rayonnement mislik, nous devions être invulnérables.
Nous passâmes simultanément dans l’ahun, de façon que nos deux ksills soient englobés dans la même bulle d’espace. Nous en sortîmes simultanément, à un million de kilomètres environ de la planète Sswft. C’était une fort belle planète, de taille moyenne, un peu plus grosse que la Terre, sur laquelle vivaient quelques centaines de millions de Kaïens. Nous atterrîmes près de la ville de Brbor, dans l’hémisphère nord.