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Chez les Hiss, le repas, sauf dans le cas de banquets solennels, se prend debout. Nous mangeâmes dans la pièce même où nous nous trouvions. Les aliments consistaient en une gelée rose, de très bon goût, des biscuits qui me parurent faits avec de la farine d’une céréale, arrosés d’un liquide ambré rappelant l’hydromel. Les assiettes et les cuillers étaient d’une matière transparente bleue, très belle, et, je m’en convainquis en laissant tomber mon assiette, absolument incassable. À mon grand soulagement je fus rapidement rassasié, et je digérai parfaitement cette nourriture.

Je passai l’après-midi à regarder la Terre, cette Terre que j’allais quitter pour aller je ne savais où. Le soir, après un repas analogue, on me désigna un lit bas. Malgré mon excitation mentale, la fatigue me donna un prompt sommeil.

Quand je me réveillai, j’étais seul dans la pièce. Un léger ronronnement venait d’à côté. Je me levai, passai la porte et me trouvai en face d’Aass.

« J’allais te réveiller, transmit-il. Vous autres, terrestres, dormez longtemps ».

Et il me conduisit dans la pièce-laboratoire.

Avant de continuer, il est temps, je crois, que je te donne une idée de la répartition des pièces dans un ksill. Elle est à peu près invariable. Les ksills ont une forme extérieure de lentille aplatie, dont le diamètre varie de 15 à 150 mètres, et l’épaisseur de 2 à 18 mètres. Dans un ksill de taille moyenne, comme celui dans lequel je me trouvais, et qui mesurait 30 mètres sur 3,50 m, le centre est occupé par le poste de direction, le séall, pièce hexagonale d’environ 5 mètres de côté. Autour se trouvent six autres pièces de même dimension, servant à des usages divers: dortoir, laboratoire, salles des moteurs (il y en a trois), etc. Autour de ces pièces, et diminuant rapidement de hauteur vers la périphérie, se placent les magasins de vivres, les accumulateurs d’énergie, les réservoirs d’air, etc. L’équipage normal d’un ksill de ce type est de douze personnes.

Dans le laboratoire, les neuf survivants — sans compter Aass — étaient réunis. Pour la première fois je les vis tous à la fois. Il y avait cinq hommes et quatre femmes. Contrairement à ce qui se passe habituellement quand on entre en contact avec une race différente de la sienne, je n’eus aucune difficulté à les distinguer. Aass était de loin le plus grand, me dépassant de quelques centimètres. Les autres étaient tous nettement plus petits que moi. Aucune femme n’atteignait 1 mètre 65. J’avais déjà été en contact avec deux d’entre eux, en plus d’Aass, Souilik et Essine.

Comme dans un salon, Aass fit les présentations. D’après ce que je compris, lui-même était physicien, ou, comme il me le transmit, il « étudiait les forces ». Il commandait en outre l’expédition. Souilik était chef de bord, et commandait le ksill. Deux autres étaient « matelots », si je puis dire. Les deux derniers hommes s’occupaient des planètes, je traduisis pour moi: astronomes. Comme je l’ai dit, le docteur de l’expédition avait été tué lors du brutal atterrissage. L’autre mort, spécialiste d’astronomie stellaire, avait été tué par les fusées de l’avion américain. Parmi les quatre femmes, deux étaient botanistes, une psychologue. Essine s’occupait d’anthropologie comparée.

On me demanda quel était, sur Terre, mon travail. Je répondis que j’avais fait des études de médecine, mais que maintenant j’étudiais la vie. Ils parurent très satisfaits de cette réponse.

Ils partirent alors dans une vive conversation parlée, qu’ils ne jugèrent pas utile de me traduire. Puis ils se dispersèrent, et je me trouvai seul dans le laboratoire, avec Aass et Souilik. Aass me fit asseoir, puis me transmit:

« Nous avons décidé de t’emmener sur notre planète. Ne me demande pas à quelle distance elle est de la Terre. Je n’en sais rien, tu comprendras bientôt pourquoi. Elle est dans le même univers que le nôtre, le même univers au sens large, car sans cela il ne nous aurait pas été possible de venir chez vous. Nous allons entreprendre le voyage de retour. Quand nous arriverons sur Ella, les Sages décideront de ton sort. Au pire, tu seras ramené chez toi.

« Il y a deux cent quarante émis seulement que nous explorons le « Grand Espace » (un émis correspond à deux ans et demi terrestres). Nous connaissons par centaines déjà les mondes où vivent des humanités plus ou moins semblables à la nôtre, mais c’est la première fois que nous rencontrons une planète où le sang des hommes soit rouge. Tu es donc intéressant à étudier, et c’est la raison pour laquelle nous t’emmenons sur Ella, malgré la loi d’exclusion.

« Nous allons, maintenant que nous sommes assez loin de la Tserr, passer dans l’ahun. Ne t’effraie de rien, mais ne touche aucun appareil. D’après ce que nous avons pu voir de l’engin qui nous a attaqués, vous en êtes encore aux moteurs chimiques. Tu ne peux donc comprendre les nôtres.

— Nous avons aussi des moteurs physiques, dis-je. Mais qu’est-ce que l’ahun ?

— C’est le Non-Espace, qui entoure l’Espace, et le sépare des univers négatifs. Et c’est aussi le Non-Temps. Dans l’ahun, il n’y a pas de distances, il n’y a pas de durée. Et c’est pourquoi je ne puis te dire à quelle distance Ella se trouve de ta planète, quoique nous sachions que cette distance dépasse un million d’années-lumière.

— Mais vous disiez tout à l’heure que la Terre est la planète la plus lointaine que vous connaissiez ! »

Aass tordit les lèvres, ce qui, chez lui, je le sus plus tard, était un indice de perplexité.

« Comment te faire comprendre ? À vrai dire nous ne comprenons pas nous-mêmes. Nous utilisons. Voici: l’Espace et le Temps sont liés, tu sais ça ?

— Oui, un physicien de génie l’a établi, il y a peu de temps.

— Bon, l’Espace-Temps, l’univers, flotte dans l’ahun. L’Espace est fermé sur lui-même, mais le Temps est ouvert: le passé ne revient pas. Nulle chose ne peut exister dans l’ahun, où l’espace n’existe pas. Aussi allons-nous détacher un petit morceau d’Espace, qui va se refermer sur le ksill, et nous allons nous trouver enfermés dans cet espace, dans l’ahun, à côté, si ces mots ont un sens, du Grand Espace de l’univers, mais sans nous confondre avec lui. Nous allons dériver par rapport à lui. Au bout d’un temps donné, temps de notre ksill, nous ferons la manœuvre inverse, et nous nous retrouverons dans l’Espace-Temps de l’univers, en un point qui, l’expérience l’a montré, ne sera pas éloigné d’Ella de plus de quelques millions de vos kilomètres. Cette fois-ci, pour le retour, nous allons passer du côté externe de l’Espace-Temps. Pour l’aller, nous sommes passés du côté interne.

Il est possible que nous fassions, en même temps qu’un voyage dans l’Espace de qui sait combien de milliards de kilomètres, un voyage dans le Temps. Mais je ne saurais l’affirmer, la physique de l’ahun est encore trop récente. Peut-être nous, les Hiss, n’existons-nous pas encore par rapport à votre planète. Peut-être avons-nous disparu depuis des millénaires, mais je ne le crois pas, à cause des Misliks: s’ils continuent, ils ne mettront pas des millénaires à vous atteindre, si loin soyez-vous. En fait, nous sommes par rapport à vous, comme vous l’êtes par rapport à nous, les êtres de Nulle Part, et de Nul Temps. Pourtant nous existons dans le même Espace-Temps, mais personne ne pourra jamais dire quelles sont les distances et les durées que nous devons franchir pour nous rejoindre, puisque, pour le faire, il faut passer dans l’ahun, le Non-Espace et le Non-Temps. Comprends-tu ?

— Non, pas très bien. Il faudrait un de nos physiciens.

— Le danger, ce sont les univers négatifs qui nous entourent. La théorie montre que tout univers positif doit être entouré par deux univers négatifs, et vice-versa. Ce sont des univers où la matière est inverse de la nôtre: le noyau des atomes possède une charge négative. Si nous nous écartons trop de notre univers, nous risquons de rencontrer un de ceux-là: alors toute notre matière s’anéantira en une prodigieuse flambée de lumière. Cela a dû arriver, au début, à quelques ksills qui ne sont jamais rentrés. Depuis, nous avons appris à contrôler mieux notre passage dans l’ahun. Maintenant, je dois diriger la manœuvre. Viens-tu ? »