FRED VARGAS
Ceux qui vont mourir te saluent
Introduction
Henri Valhubert, éditeur d’art parisien, est retrouvé mort sur la place Farnèse à Rome. Curieusement, son assassinat survient alors que, soupçonnant un vol d’œuvres d’art au sein du Vatican, il avait fait le déplacement depuis Paris pour éclaircir l’affaire. Mais sa disparition suscite bien des remous, non seulement au sein de la bibliothèque Vaticane, mais également pour ses proches : son frère, Édouard, ministre en place dans le gouvernement français, qui cherche à étouffer l’affaire ; son fils, Claude, accompagné de ses fantasques amis Tibère et Néron, dont les frasques auraient fortement déplu au défunt ; mais aussi sa femme, la troublante Laura, dont le charme envoûtant ne semble laisser personne indifférent…
L’intrigue de Ceux qui vont mourir te saluent nous situe à Rome, ville sur laquelle l’auteur s’attarde en définitive assez peu, même si elle sert de cadre à l’action. Tout comme le Vatican d’ailleurs, dont la fameuse bibliothèque est une des clés du roman sans en être la carte maîtresse. Car ce qui fait au contraire tout le sel de ce récit, c’est bien le Triumvirat imaginé par Fred Vargas, constitué de trois étudiants en art déjantés : elle en fait un trio d’empereurs des temps modernes, bravaches et superbes, dont la verve, l’aplomb et les fêlures confèrent à l’ensemble une originalité tout à fait remarquable.
Alors même que le cadre et le contexte s’y prêtent et tandis que certains auteurs se seraient engouffrés de façon périlleuse dans la brèche entrouverte par l’art, Rome et le Vatican dans un seul et même ouvrage, Fred Vargas ne se perd pas en détails historiques et encore moins dans des considérations politiques. En revanche, elle construit ses personnages avec finesse, s’amuse à entraîner le lecteur sur de fausses pistes, suggère de faux coupables et provoque de fausses émotions. La plume est vive, talentueuse, rythmée. Le lecteur, comme il se doit, recherche la solution de l’énigme ! J’ai craint un instant qu’elle ne se contente d’une issue médiocre, mais avec elle rien n’est simple, les fils s’enroulent en se dédoublant, les personnages se dissimulent derrière des masques, à l’image d’une représentation de théâtre antique. Mais, ô joie, lorsque les masques tombent, c’est pour mieux révéler les surprises qu’ils dissimulaient.
I
Les deux jeunes gens tuaient le temps dans la gare centrale de Rome.
— À quelle heure arrive son train ? demanda Néron.
— Dans une heure vingt, dit Tibère.
— Tu comptes rester comme ça longtemps ? Tu comptes rester à attendre cette femme sans bouger ?
— Oui.
Néron soupira. La gare était vide, il était huit heures du matin, et il attendait ce foutu Palatin en provenance de Paris. Il regarda Tibère qui s’était allongé sur un banc, les yeux fermés. II pouvait très bien s’en aller doucement et retourner dormir.
— Reste là, Néron, dit Tibère sans ouvrir les yeux.
— Tu n’as pas besoin de moi.
— Je veux que tu la voies.
— Bon.
Néron se rassit lourdement.
— Quel âge a-t-elle ?
Tibère compta dans sa tête. Il ne savait pas au juste quel âge Laura pouvait bien avoir. Il avait treize ans et Claude douze quand ils s’étaient connus à l’école, et à cette époque, ça faisait déjà pas mal de temps que le père de Claude s’était remarié avec Laura. Ce qui fait qu’elle devait avoir presque vingt ans de plus qu’eux. Il avait cru longtemps qu’elle était la mère de Claude.
— Quarante-trois ans, dit-il.
— Bon.
Néron laissa passer un moment. Il avait trouvé une lime dans sa poche, et il s’occupait à arrondir ses ongles.
— J’ai déjà rencontré le père de Claude, dit-il. Il n’a rien de spécial. Explique-moi pourquoi cette Laura a épousé un type qui n’a rien de spécial.
Tibère haussa les épaules.
— Ça ne s’explique pas. Je suppose qu’elle aime Henri tout de même et qu’on ne sait pas pourquoi.
C’est vrai que Tibère s’était souvent posé cette question. Qu’est-ce que foutait Laura, singulière et magnifique, dans les bras de ce type si sérieux et si compassé ? Ça ne s’expliquait pas. On n’avait même pas l’impression qu’Henri Valhubert se rendait compte à quel point sa femme était singulière et magnifique. Tibère serait mort d’ennui sur l’instant s’il avait dû vivre avec Henri, mais Laura n’avait pas l’air d’en mourir. Claude lui-même trouvait inouï que son père ait réussi à épouser une femme comme Laura. « C’est sûrement un miracle, profitons-en », disait-il. C’était un problème auquel Claude et lui avaient d’ailleurs cessé de penser depuis longtemps, et qu’ils résolvaient toujours en concluant : « Ça ne s’explique pas. »
— Ça ne s’explique pas, répéta Tibère. Qu’est-ce que tu fabriques avec cette lime à ongles ?
— Je mets à profit notre attente pour porter mon apparence à la perfection. Si tu es intéressé, ajouta-t-il après un silence, je possède une deuxième lime.
Tibère se demanda si c’était une si bonne idée que ça de présenter Néron à Laura. Laura avait des morceaux très fragiles. On tape dessus, ça s’effondre.
II
Henri Valhubert n’aimait pas les choses dérangeantes.
Il ouvrit la main et la laissa retomber sur la table avec un soupir.
— C’en est un, dit-il.
— Vous en êtes sûr ? demanda son visiteur.
Henri Valhubert leva un sourcil.
— Pardonnez-moi, dit l’homme. Si c’est vous qui le dites.
— C’est un griffonnage de Michel-Ange, continua Valhubert, un morceau de torse et une cuisse, qui se promènent en plein Paris.
— Un griffonnage ?
— Exactement. C’est un gribouillis du soir, et qui vaut des millions parce qu’il ne provient d’aucune collection privée ou publique connue. C’est un inédit, du jamais vu. Une cuisse griffonnée qui se promène en plein Paris. Achetez-la et vous ferez une affaire superbe. À moins bien sûr qu’elle n’ait été volée.
— On ne peut pas voler un Michel-Ange aujourd’hui. Ça ne pousse pas dans les greniers.
— Si, à la Vaticane… Les fonds d’archives immenses de la Bibliothèque vaticane… Ce papier sent la Vaticane.
— Il sent ?
— Il sent, oui.
C’était idiot. Henri Valhubert savait bien que n’importe quel vieux papier sent exactement la même chose qu’un autre vieux papier. Il le repoussa avec agacement. Alors ? Pourquoi était-il ému ? Ce n’était pas le moment de penser à Rome. Surtout pas. Il faisait tellement chaud, avant, à la Vaticane, quand il était lancé dans cette quête frénétique d’images baroques, avec les bruits du papier qu’il déplaçait dans le silence. Est-ce qu’il était encore frénétique maintenant ? Plus du tout. Il dirigeait quatre affaires d’éditions d’art, il brassait un tas de fric, on courait pour lui demander conseil, on s’excusait avant de lui parler, son fils se dérobait devant lui, et même Laura, sa femme, hésitait à l’interrompre. Alors que quand il avait connu Laura, elle se foutait bien de l’interrompre. Elle venait l’attendre le soir à Rome sous les fenêtres du palais Farnèse, avec une grande chemise blanche de son père qu’elle serrait à la ceinture. Il lui racontait ce qu’il avait sorti dans la journée de la chaleur de la vieille Vaticane, et Laura écoutait gravement, le profil busqué. Et puis tout d’un coup, elle s’en foutait et elle l’interrompait.