Il commençait à faire très chaud dehors. Valence portait un costume de drap sombre. Il y avait des Romains qui marchaient en tenant leur veste sur le bras, mais Valence préférait rechercher l’ombre plutôt que de se mettre en chemise. Il n’avait même pas déboutonné sa veste, c’était hors de question.
Il trouva Ruggieri les manches relevées jusqu’aux coudes, dans son bureau aux volets baissés. Les bras de l’Italien étaient maigres et moches, et il les découvrait quand même. Valence n’avait pas honte de ses bras, ils étaient solides et bien faits, mais ce n’est pas pour autant qu’il les aurait montrés. Il aurait eu la sensation de s’affaiblir en le faisant, d’offrir à ses interlocuteurs un terrain d’entente animale qu’il redoutait plus que tout. Tant que vous n’avez pas montré que vous avez des bras, personne ne peut être vraiment sûr que vous en avez, et c’est le meilleur moyen de tenir les distances.
Ruggieri ne semblait pas lui en vouloir pour hier soir à la morgue. Il le fit asseoir avec précipitation.
— On touche au but, monsieur Valence ! dit-il en s’étirant. On a trouvé quelque chose de fameux ce matin !
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— C’est vous qui aviez raison hier soir. Mme Valhubert m’avait un peu perturbé. Dommage tout de même que vous ayez raté son entrée à la morgue. Je n’ai jamais assisté à une entrée pareille dans un endroit pareil. Quel visage et quelle allure, nom de Dieu ! Rendez-vous compte que je ne savais même plus comment tourner mes phrases, alors que je ne suis pas d’une nature embarrassée, vous vous en êtes aperçu, j’imagine. Je n’oserais pas l’approcher à plus de trois mètres, sauf pour lui poser un manteau sur les épaules. Ou à moins qu’elle ne me le demande, bien sûr ! Et même là, monsieur Valence, même là, je suis sûr que je serais encore embarrassé, c’est incroyable, non ?
Ruggieri éclata de rire et rencontra le visage fixe de Valence.
— Et alors ? Elle vous l’a demandé ? dit Valence.
— De quoi ?
— De vous approcher d’elle ?
— Mais non !
— Alors pourquoi en parle-t-on ?
— Je ne sais pas, moi, comme ça.
— Et vous avez envie qu’elle vous le demande ?
— Mais non. Ça ne se fait pas dans une enquête. Mais après l’enquête, je me demande si elle pourrait me le demander…
— Non.
— Non quoi ?
— Non, elle ne vous le demandera pas.
— Ah bon.
Ce type ne pouvait-il pas être comme tout le monde ? Énervé, Ruggieri s’échappa du regard posé sur lui et téléphona pour qu’on lui apporte un déjeuner. Puis il sortit une photo de son tiroir. Il fit beaucoup de bruit en refermant ce tiroir. On peut opposer du bruit à un regard, ça marche parfois.
— Tenez ! Une photo de Mme Valhubert à l’identification du corps… C’est assez réussi, non ?
Valence repoussa la photo de la main. Il s’énervait aussi. Il se leva pour partir.
— Vous ne voulez pas savoir ce qu’on a trouvé ce matin ? demanda Ruggieri.
— C’est capital ? Ou s’agit-il encore de vos étonnements amoureux ?
— C’est fondamental. Par curiosité, je me suis renseigné sur le cercle d’amis fréquenté par les trois empereurs. Parmi eux, il y a une fille, qu’ils voient tout le temps, et qui s’appelle Gabriella.
— Et alors ?
— Et qui s’appelle Gabriella Delorme. Gabriella Delorme. Et c’est la fille naturelle de Laura Valhubert, Laura Delorme, de son nom de jeune fille.
Ça ne se vit pas tellement, mais Valence accusa le coup. Ruggieri aperçut la pomme d’Adam monter et descendre sous la peau de son cou.
— Qu’est-ce que vous en dites ? sourit-il. Avez-vous envie d’une cigarette ?
— Oui. Continuez.
— Gabriella est donc simplement la fille de Laura Valhubert, et elle est née, de père inconnu, six ans avant le mariage de sa mère. J’ai vérifié tout ça à l’état civil. Laura Delorme a reconnu l’enfant, et elle l’a fait élever en maisons puis en pensions, plutôt aisées à vrai dire. Au moment de son départ pour Paris, Laura a confié la tutelle officieuse de la petite fille à un de ses amis prêtres qui a bien voulu l’aider.
— Prêtre devenu depuis Mgr Lorenzo Vitelli, j’imagine ?
— Touché. Nous avons rendez-vous avec lui au Vatican à cinq heures.
Dérouté par l’impassibilité butée de Valence, Ruggieri tournait dans la pièce à grands pas.
— En bref, continua-t-il, Laura Delorme a eu cet enfant illégitime très jeune. Elle l’a caché tant bien que mal pendant six années, et, à l’occasion de son mariage inespéré avec Henri Valhubert, elle a chargé son fidèle ami de la relayer. Il est évident que Valhubert aurait cassé le mariage s’il l’avait appris, c’est normal.
— Pourquoi normal ?
— Une fille qui accouche à dix-neuf ans d’un enfant sans père ne fait pas preuve d’un très haut degré de moralité, vous ne pensez pas ? Ce n’est pas bon signe pour l’avenir en tout cas. On hésite naturellement à l’épouser, surtout quand on occupe la situation sociale de Valhubert.
Valence pianotait lentement sur le bord de la table.
— D’autre part, reprit Ruggieri, ça donne beaucoup à penser sur l’idée que se fait Mgr Lorenzo Vitelli d’une conscience chrétienne. Protéger cette fille et son enfant, et l’aider à dissimuler, des années durant, la vérité au mari, soi-disant son ami, c’est tout de même un peu spécial pour un prêtre, non ?
— Lorenzo Vitelli ne donne pas l’impression d’être un prêtre ordinaire.
— C’est ce que je crains.
— C’est ce que j’apprécie, moi.
— Vraiment ?
Comme Valence ne répondait rien, Ruggieri retourna à son bureau pour tâcher de le regarder bien en face.
— Est-ce que vous voulez dire qu’à la place de l’évêque vous auriez fait pareil ?
— Ruggieri, essayez-vous de tester également ma santé morale, ou bien essayez-vous de résoudre cette affaire ?
Décidément non, on ne pouvait pas fixer ce foutu regard. Valence avait les lèvres serrées, et son visage était figé. Quand il levait rapidement ses yeux clairs, il n’y avait vraiment plus qu’à prendre la tangente. Que ce type aille se faire foutre. Ruggieri reprit donc ses tours à travers la pièce pour pouvoir continuer à parler.
— En réalité, toutes les données de l’enquête se trouvent changées. L’affaire du Michel-Ange volé pourrait bien n’être en effet qu’un prétexte couvrant une intrigue beaucoup plus compliquée. Et vous et votre ministre allez avoir du mal à écraser tout cela, croyez-moi. Car supposons que Claude Valhubert ait été au courant du secret de sa belle-mère, ce que je crois, il aurait pu supprimer son père pour protéger Laura, pour laquelle il a une adoration. Une adoration bien compréhensible, d’ailleurs. Gabriella aurait pu le faire également.
— Pour quoi faire ?
— Parce que, à la mort de son mari, Laura Valhubert, qui jusqu’ici ne possède aucun bien propre, hérite d’une fortune considérable. Il est clair que son beau-fils en bénéficiera, de même que sa fille qui pourra enfin sortir de l’ombre, sortir de sa cachette du Trastevere, sans crainte des représailles de son beau-père. Rendez-vous compte qu’Henri Valhubert formait un véritable couvercle sur son existence. Encore faudrait-il, bien sûr, qu’Henri Valhubert ait appris récemment l’existence de cette Gabriella, et que le reste de la famille l’ait su et se soit mis en état d’alerte. S’il avait décidé de divorcer à l’issue de cette découverte, c’en était fini de l’avenir tranquille pour Laura et Gabriella. Retour immédiat à la misère de la banlieue romaine. Mais il faudrait prouver qu’Henri Valhubert avait découvert ça.