— Je m’en occupe, dit Valence.
Ruggieri n’eut même pas le temps de lui tendre la main. La porte de son bureau se ferma violemment. Il décrocha le téléphone en soupirant et demanda à parler à son supérieur.
— Il y a quelque chose qui ne va pas avec le Français, dit-il.
XVI
Valence rentra rapidement à son hôtel et demanda qu’on lui serve son déjeuner dans sa chambre. Il avait mal aux mâchoires à force de tenir ses dents serrées les unes contre les autres. Il essayait de les libérer, en relâchant son menton, mais elles se resserraient toutes seules. Contrairement à ce qu’on croit, les maxillaires peuvent de temps à autre mener leur vie propre sans vous consulter, et cette insubordination n’a rien d’agréable. Comment Henri Valhubert aurait-il pu tout d’un coup découvrir l’existence de Gabriella ? La réponse n’était pas trop difficile à imaginer.
Assis sur le bord de son lit, il tira le téléphone jusqu’à ses pieds et trouva sans trop de mal le numéro d’appel de la secrétaire particulière d’Henri Valhubert. C’était une fille rapide, elle comprit ce que cherchait Valence. Elle dit qu’elle rappellerait dès qu’elle aurait les renseignements. Il repoussa du pied le téléphone. Dans une heure, ou deux peut-être, il aurait la réponse. Et si c’était comme il croyait, ça n’allait être agréable pour personne. Il passa ses doigts dans ses cheveux et laissa sa tête reposer sur ses mains. Accepter cette mission avait bien été une erreur, parce que, à présent, il n’avait pas envie d’étouffer cette affaire, bien au contraire. Il était pris d’un besoin de savoir qui le crispait d’impatience. Il n’avait pas envie de glisser furtivement la vérité qu’il pressentait entre les mains d’Édouard Valhubert. Il avait à l’inverse l’envie de dire ce qu’il savait, partout et en criant, de talonner cette enquête jusqu’au bout et de lui faire vomir ses turpitudes, avec du bruit très tragique, et avec des larmes bien trempées, et avec des viscères. C’était comme ça. Qu’est-ce qu’il avait qui n’allait pas ? Il se sentait violent et massacrant, et cela l’inquiétait. Ce désir de drame n’était pas dans ses habitudes, et son propre frémissement, mal contrôlé, l’exténuait. Il pouvait toujours essayer d’avaler quelque chose et de dormir avant de rejoindre Ruggieri au Vatican. Il aurait volontiers massacré Ruggieri.
L’évêque Lorenzo Vitelli regardait alternativement les visages de Ruggieri et de Valence qui s’étaient assis en face de lui. Ces deux-là n’allaient pas bien ensemble. La détermination trop sévère de Valence, l’aisance trop légère de Ruggieri, ni l’une ni l’autre ne devaient faciliter les choses entre ces deux hommes. En attendant, ils avaient l’air d’espérer quelque chose de lui.
— Si c’est pour la liste des lecteurs réguliers, commença Vitelli, je n’ai pas encore eu le temps de l’établir. J’ai une visite officielle sur les bras, tout le protocole à mettre en place, ça ne me laisse pas beaucoup de liberté pour votre enquête.
— Quelle liste ? demanda Ruggieri.
— Les habitués des archives, dit Valence.
— Ah, oui. On verra ça plus tard. Il s’agit d’autre chose aujourd’hui.
L’évêque se plaça d’instinct sur la défensive. Ce policier adoptait des allures conquérantes qui ne lui plaisaient pas, avec on ne sait quelle bonne conscience diffuse dont il n’espérait rien de bon.
— Il se passe quelque chose avec les garçons ? demanda-t-il.
— Non, il ne s’agit pas des garçons. Il s’agit d’une fille. Ruggieri attendit que l’évêque réagisse, mais Vitelli le regardait sans rien dire.
— Il s’agit de Gabriella Delorme, monseigneur.
— Ah ! vous en êtes déjà là, soupira Vitelli. Eh bien, qu’est-ce qui se passe avec Gabriella ? Elle vous tracasse ?
— C’est la fille naturelle de Laura Valhubert, conçue six ans avant son mariage.
— Et après ? Ce n’est un secret pour personne. La petite a été enregistrée légalement à l’état civil, sous le nom de sa mère.
— Un secret pour personne, sauf pour Henri Valhubert, évidemment.
— Évidemment.
— Et vous trouvez ça normal ?
— Je ne sais pas si c’est normal. C’est comme ça, c’est tout. J’imagine que vous attendez que je vous raconte l’histoire, c’est cela ?
— S’il vous plaît, monseigneur.
— Et est-ce que j’en ai seulement le droit ?
Vitelli se leva et tira un petit album de sa bibliothèque. Il le feuilleta en silence puis joua avec ses doigts sur sa couverture.
— Après tout, reprit-il, à présent qu’Henri est mort, je suppose que ça n’a plus tant d’importance. Ça n’en a même plus aucune. Il n’y a rien dans cette histoire qui interdise de la raconter. C’est simplement une histoire un peu triste, très commune surtout.
— C’est surtout l’histoire d’une naissance illégitime et d’une fille mère, monseigneur, dit Ruggieri.
Vitelli secoua la tête avec fatigue. Il se sentait brusquement désolé à l’idée du nombre de Ruggieri qui devaient courir partout à la surface de la terre. En ce moment même, il était sans doute en train de naître plusieurs milliers de Ruggieri qui emmerderaient tout le monde plus tard.
— Monsieur l’inspecteur de police, dit Vitelli en détachant ses mots, imaginez-vous qu’il faut regarder de très près avant d’appliquer brutalement les préceptes de la parole divine. Que croyez-vous qu’est la théologie ? Une cour d’exécution ? Que croyez-vous qu’est mon métier ? Chasseur de primes ?
— Je ne sais pas, dit Ruggieri.
— Il ne sait pas, soupira l’évêque.
Ruggieri avait ouvert un carnet et il attendait l’histoire. Ce que pouvait dire l’évêque lui était complètement égal, à part l’histoire de Laura Valhubert.
— Vous savez que je connais Laura depuis qu’elle est toute petite, elle avait quatre ans de moins que moi, commença Vitelli. On habitait dans la banlieue de Rome, dans des taudis jumeaux. On a passé dix années à parler ensemble le soir sur le trottoir. Dès quinze ans, la vie religieuse me tentait, mais Laura avait des projets tout à fait différents. Elle n’était d’ailleurs pas emballée par les miens. C’était devenu une plaisanterie entre nous. Je ne pouvais plus fumer une cigarette, ou prendre part à une bagarre de rue sans qu’elle me dise : « Lorenzo, je ne te vois pas curé, mais alors pas du tout. »
L’évêque rit.
— Et peut-être n’avait-elle pas tort puisque M. Ruggieri ne m’y voit pas non plus, n’est-ce pas ? Pourtant j’y tenais, et j’ai commencé la prêtrise. Elle, pendant ce temps, était devenue belle, si belle que ça a fini par se voir et par se savoir. Il y avait sans cesse des hommes qui cherchaient à l’inviter pour sortir, des garçons du quartier, et également des garçons « de la ville », dont quelques très grosses fortunes. Laura me demandait toujours mon avis sur les nouveaux, ce que je pensais de leur visage, de leur corps, et à combien j’estimais leur héritage, à quelques milliers de lires près. On s’amusait beaucoup, le soir, toujours sur le même trottoir, à faire des comptes. Laura était plutôt distante, plutôt mordante, et elle jouait à la perfection de sa séduction lancinante et fuyante. Mais au fond, elle était impressionnée par la richesse. La moindre voiture un peu neuve lui faisait pousser des cris de joie. J’avais peur qu’un jour l’un des « héritiers » — c’est le nom qu’on leur donnait, l’héritier A, l’héritier B, l’héritier C, D, E, F, etc. — ne profite de sa naïveté, qui était réelle. Il m’est arrivé de la mettre en garde. « Lorenzo, ne sois pas aussi curé », c’est tout ce qu’elle répondait.