— Combien d’« héritiers » gravitaient autour de Laura ?
— Je crois qu’on en était arrivés à la lettre J, petites fortunes comprises. Je me souviens très bien de F, qui avait bien failli arriver à ses fins, mais que son père avait rattrapé avant l’irréparable. Laura ne plaisait guère aux familles riches. Il n’empêche que l’histoire avec F avait été assez sérieuse pour faire sangloter Laura tout un mois.
— Vous ne pourriez pas vous rappeler leurs noms ?
— Certainement pas. Même Laura ne les connaissait pas tous.
— Est-ce que vous étiez jaloux ?
Vitelli soupira. Des milliers de Ruggieri qui devaient être en train de parcourir le monde. Des imbéciles à chaque recoin de la terre.
— Monsieur Ruggieri, dit-il avec une légère impatience en se penchant vers lui, les mains passées dans la ceinture de son habit, si vous êtes en train de me demander si j’aimais Laura, la réponse est oui. Elle reste oui aujourd’hui, au moment où je vous parle, et elle restera oui pour demain. Si vous êtes en train de me demander si j’étais amoureux de Laura, la réponse est non. Vous êtes bien entendu en train de penser que je vous mens, et qu’il n’est pas naturel que le jeune homme que j’étais n’ait conçu qu’une affection fraternelle pour une fille comme Laura. Je suis donc contraint de vous rassurer tout de suite en vous apprenant qu’à l’époque j’étais amoureux d’une autre femme. Oui, monsieur l’inspecteur. Et il s’en est fallu de très peu que je laisse la prêtrise pour elle, mais les choses n’ont pas tourné ainsi. Je suis resté dans les ordres. Vous pourrez vous renseigner à votre aise si ça vous tente, je ne me cache pas de cette histoire. Subir l’amour me paraît d’ailleurs une épreuve indispensable quand on veut ensuite se mêler de conseiller les autres. Puis-je à présent continuer l’histoire de Laura ?
— Je vous en prie, marmonna Ruggieri.
Le regard de l’évêque se détacha du policier.
— Parmi tous ces héritiers, donc, reprit Vitelli en se rasseyant, il y en avait de plus ou moins délicats. C et H me semblaient particulièrement dangereux. Un soir sur le trottoir, Laura m’expliqua qu’elle était enceinte, que c’était arrivé la nuit après une fête à Rome, qu’elle ne connaissait même pas le nom du garçon. Elle l’a cherché, et elle n’a jamais pu le retrouver. D’ailleurs, elle n’avait pas très envie de le retrouver. Elle avait dix-neuf ans, pas d’argent et pas de métier. Je me suis souvent demandé si Laura m’avait bien dit toute la vérité, et si elle ne connaissait pas le nom du père. Par exemple un des héritiers qui l’aurait intimidée et menacée pour qu’elle garde le silence. La famille de Laura, qui était servilement catholique, prit la chose au tragique. À cette époque, je venais d’accéder à la prêtrise, et je réussis à calmer un peu leurs terreurs religieuses. Laura eut donc sa fille, Gabriella, chez elle, et on plaça tout de suite l’enfant dans une institution pour la cacher au voisinage et aux héritiers, sur ordre du père de Laura. Six ans plus tard, Laura décida d’épouser Henri Valhubert. J’avais rencontré Henri pendant son séjour à l’École de Rome, et je les avais présentés l’un à l’autre. Laura me supplia de ne pas lui parler de Gabriella. Elle me disait qu’elle le ferait plus tard. Il est vrai que je n’étais pas sûr qu’Henri accepte ce genre de situation, mais je n’approuvais pas la décision de Laura. L’ombre où devait rester Gabriella ne me plaisait pas. Mais c’était bien à sa mère d’en décider, n’est-ce pas ? Quelques jours avant son départ pour Paris, Laura est venue me trouver, tard dans l’église où j’officiais à ce moment, à une centaine de kilomètres de Rome. Elle voulait qu’en son absence je veille sur sa fille. Elle disait qu’elle n’avait confiance qu’en moi, et que la petite fille me connaissait depuis toujours. Laura était bouleversante, et j’ai accepté, bien sûr. Il ne m’est même pas venu à l’idée de refuser. J’ai choisi, en accord avec Laura, les meilleures écoles pour Gabriella. Je la plaçais successivement dans des établissements proches des différentes cures où j’étais affecté. Quand j’ai été appelé au Vatican, je l’ai fait venir à Rome. Laura venait très régulièrement la voir, mais c’est moi qui, au jour le jour, me chargeais des professeurs, des médecins, des sorties, etc. Elle a vingt-quatre ans aujourd’hui, et elle est à peu près devenue ma propre fille. Je suis un évêque doué de paternité… ce qui me plaît assez. Mais, à l’exception du secret tenu à l’égard d’Henri, selon la volonté impérieuse de Laura qui, finalement, n’a jamais varié, tout cela s’est déroulé sans mystère. Tous mes collègues ici connaissent l’existence de Gabriella ainsi que son origine illégitime, et Gabriella est elle aussi au courant de sa propre histoire. Puisque vous l’apprendrez bientôt, autant vous dire aussi que Claude Valhubert sait qui est Gabriella. Ils ne se quittent pas depuis qu’il est installé à Rome. Et ce que Claude sait, Tibère et Néron le savent aussi, bien entendu.
— Il est clair que tout le monde s’est très bien arrangé pour faire d’Henri Valhubert une dupe, dit Ruggieri.
— Je vous l’ai dit, j’ai désapprouvé la décision de Laura. Si vous pensez maintenant que je me suis rendu complice de haut mal en acceptant d’aider l’enfant, même dans ces circonstances, cela vous regarde. Je referais exactement la même chose si c’était à refaire.
— Vous ne vous êtes donc jamais senti embarrassé à l’égard de votre ami Henri Valhubert ?
— Jamais. Après tout, en quoi cela le regardait-il ? S’il l’avait appris, il était le genre d’homme à s’en sentir déshonoré, et cela n’aurait rien arrangé. Peut-être aussi y a-t-il dans l’attitude de Laura des éléments qu’on ne possède pas : la crainte que son mari, par exemple, ne cherche coûte que coûte à retrouver le père et à le menacer. Imaginez que Laura connaisse le père, contrairement à ce qu’elle m’a toujours dit, et qu’elle le redoute ? Tout est possible, vous savez, dans ce genre d’affaires. Mieux valait sans doute faire comme elle a fait, laisser les choses se décanter doucement au lieu de tout éventrer.
— Vous avez de singuliers points de vue, monseigneur.
— C’est que là-haut, l’air est plus vif, dit Vitelli en souriant. Tenez, vous trouverez là-dedans quelques photos de Laura et de son enfant.
Lorenzo Vitelli regardait le policier feuilleter l’album. Valence y jetait un coup d’œil par-dessus son épaule. Ça ne plaisait pas à l’évêque que la police s’approche ainsi de Gabriella. Est-ce qu’ils avaient l’intention de lui faire subir des interrogatoires ?
— Pourquoi toute cette agitation ? demanda-t-il à Ruggieri. Est-ce si extraordinaire pour une femme d’avoir une fille ?
— Supposons qu’Henri Valhubert ne soit pas venu à Rome pour le Michel-Ange, mais parce qu’il aurait appris l’existence de Gabriella Delorme, ce qui expliquerait son voyage impromptu, qui n’était pas, paraît-il, dans ses habitudes. Supposons qu’il ait voulu donner le change en venant enquêter à la Vaticane, mais qu’il ait cherché en réalité à vérifier l’ascendance de Gabriella. Le scandale qu’il s’apprêtait ainsi à déclencher aurait fait un tort irréparable à Laura Valhubert. Il aurait divorcé. Vous savez bien que Mme Valhubert n’a pas un sou à elle.
— Laura était en France quand on a tué son mari, dit Vitelli.
— Bien sûr, elle n’est pas coupable. Mais Laura Valhubert n’est pas n’importe qui et beaucoup sont à sa dévotion. N’est-ce pas, monseigneur ? Claude ou Gabriella, par exemple, seraient prêts à faire beaucoup pour la protéger. Sans compter qu’ils avaient tous les deux des comptes à régler avec Henri Valhubert et que sa mort, en outre, les rend riches. Alors, tout ça se combine et ça pousse jusqu’au meurtre.