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— Richard Valence… dit-elle.

Elle l’arrêta d’une main sur l’épaule au moment où il était presque dehors. Elle avait dit ça, Richard Valence, comme si elle lisait ce mot, en séparant bien les syllabes.

— Bien sûr c’est toi, Richard Valence, répéta-t-elle.

Elle s’était reculée pour s’adosser au mur, elle avait croisé les bras et elle le dévisageait avec un sourire. Elle ne dit pas : « C’est incroyable, qu’est-ce que tu fais ici ? Comment ça se fait que tu sois là ? » Elle avait l’air en réalité de se foutre totalement de cette coïncidence. Elle était juste attentive. Valence se sentit très observé.

— Bien sûr, tu te souviens de moi ? demanda-t-elle en souriant toujours.

— Bien sûr, Laura. Laisse-moi maintenant Je n’ai pas de temps.

Valence arrêta un taxi qui passait devant la porte et y monta sans se retourner. Cette fois ça y était, il avait tout retrouvé d’un coup, la voix enrouée, la beauté violente et hésitante du visage, les gestes imprécis et l’élégance miraculeuse. Il respirait moins vite à présent. Ça avait été inutile au fond de tant se contracter. Il fallait reconnaître qu’il s’était un peu inquiété à l’idée de revoir Laura. Finalement les choses s’étaient passées comme il le voulait. De manière un peu brusque, mais normale. C’était fait. Et maintenant que c’était fait, il se sentit soulagé.

Laura demeura quelques moments dans le hall de l’immeuble et se donna le temps d’une cigarette avant de monter rejoindre Claude. Elle la fuma en restant adossée au mur. C’était drôle tout de même de croiser comme ça Richard Valence. C’était plutôt émouvant à vrai dire. Sauf que Valence avait eu l’air contrarié et pressé. Elle n’avait pas imaginé qu’il serait devenu aussi désobligeant.

Laura haussa les épaules, lâcha sa cigarette sans l’écraser. Elle ne se sentait pas très bien.

En haut, elle trouva les trois garçons dans un état tourmenté, les visages soucieux ou fatigués. Elle passa les doigts dans les cheveux de Claude.

— Tibère, mon grand, dit-elle, tu ne crois pas que ce serait bien que tu nous donnes quelque chose à boire ? Et à manger ? Qu’est-ce que vous avez eu aujourd’hui ? Tibère, qu’est-ce qui ne va pas ?

Tibère laissait tomber des glaçons au fond d’un verre.

— Il y a un homme qui est venu nous voir, Laura, dit-il avec une moue. C’est un envoyé spécial du gouvernement français, un de leurs meilleurs juristes, paraît-il. Il est chargé, à cause d’Édouard Valhubert qui s’affole, de juguler l’enquête de la police italienne, de tirer ses propres conclusions et de décider du sort final de l’affaire, qu’il soit juste ou non, peu leur importe, l’essentiel étant la sécurité d’Édouard Valhubert le Crapaud.

— Pourquoi est-ce que tu l’appelles le Crapaud ?

— Parce que j’ai décidé que le ministre Édouard avait une tête de crapaud. Il l’avait d’ailleurs bien avant d’être ministre. Enfin, tu ne trouves pas qu’il a une tête de crapaud ?

— Je ne sais pas, murmura Laura. Tu es drôle. Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Attention, intervint Néron, efforçons-nous d’être précis : crapaud à ventre jaune ou bien crapaud à ventre de feu ?

— Jaune, absolument jaune, comme un citron, dit Tibère.

— C’est bon ça, le citron, dit Néron.

— Vous me faites chier, dit Claude. Tibère, tu parlais de cet envoyé spécial à Laura, essaie de continuer, je t’en prie.

— Bon. Il est donc là pour juguler Ruggieri, l’inspecteur que tu as vu à la morgue hier soir. En temps ordinaire, un homme de plus ou de moins, ça n’a pas tant d’importance. Mais cet homme-là, Laura, justement, n’est pas ordinaire. Même Néron, qui trouve tout le monde commun à l’exception de lui-même, est contraint de l’admettre. Depuis le début, je le redoute, je le suis, je cherche une prise. Je n’y parviens pas. Tu comprendras aussitôt ce qu’il faut craindre dès que tu auras affaire à lui. Le mieux, comme première précaution, est de le faire asseoir. C’est un très grand type, puissant, il a des quantités de cheveux noirs et une belle gueule très blanche. Si, Néron, une belle gueule. Dans cette gueule, il y a quelque chose d’indomptable, qui n’est guère rassurant. Il a des yeux très clairs et beaux — dont Néron, d’ailleurs, crève d’envie —, et dont il se sert pour faire plier. Ça doit être un truc à lui, longuement éprouvé. Le truc du regard qui ne vous lâche pas. Ça doit souvent marcher. Il a essayé de plier Claude avec, tout à l’heure. Néron, bien entendu, ne s’est rendu compte de rien, mais Néron est très spécial, ce n’est pas un bon exemple. Toi, Laura, tu te rendras compte.

— Pardon, je me suis très bien rendu compte, dit Néron.

— Le jour où tu te rendras compte que le monde tourne stupidement et qu’il y a des gens dessus, ça te tombera sur la nuque comme une masse. Au fait, rien ne te laisse croire que ça fasse plaisir à Laura de te subir à moitié nu. Dans l’incertitude, tu pourrais passer une chemise. Ou un pantalon, pourquoi pas un pantalon ?

— Comme c’est désobligeant, soupira Néron en se levant avec effort.

— Et puis, continua Tibère en tendant enfin un verre à Laura, cet homme a déjà trouvé pas mal de choses. Il a trouvé ta fille, et il a presque trouvé qu’Henri n’est sans doute pas venu à Rome pour traquer Michel-Ange mais pour surprendre Gabriella. Il sait aussi que nous étions tous au courant, sauf Henri, et il trouve ça moche. Il est persuadé qu’Henri aurait demandé le divorce en revenant à Paris, que tu aurais perdu son argent, que Gabriella l’aurait perdu en conséquence, et ainsi de suite. Il ne va pas tarder à savoir aussi que tu me donnes de l’argent pour vivre ici avec Néron. Il va trouver ça aussi très moche, c’est certain. Il va enchaîner le tout, chercher et tâcher de vaincre. Il en a les capacités, tu peux en être sûre. Tu sais comme moi à quel point ça peut devenir dangereux.

— Pourquoi dangereux ? demanda Néron.

— Rien, dit Tibère en remuant le fond de son verre.

— Si, dit Néron.

— Il n’y a rien, répéta Tibère.

Il passa derrière Laura et posa ses mains sur ses épaules.

— Il faudra vraiment que tu prennes garde à ce type. Si tu le peux, pense à le faire asseoir puis à éviter ses yeux, même si ce n’est pas très facile.

— Je l’ai déjà regardé, dit Laura. Il s’appelle Richard Valence.

— Il t’a déjà interrogée ? Hier soir à la morgue ?

— Non. Il n’était pas là.

— Alors, ce matin, avec les flics ? Tu lui as parlé aujourd’hui ?

— Pas vraiment. Mais, mon grand, à l’époque où je lui ai parlé, il n’était pas exactement indomptable. À certains moments seulement. C’était il y a vingt ans. C’est drôle, non ?

— Merde, dit Tibère.

Laura éclata de rire et tendit son verre. Elle allait mieux.

— Sers-m’en un autre, mon grand. Et trouve-moi du pain ou n’importe quoi. J’ai faim, tu sais.

Tibère alla chercher la bouteille qui était revenue, on ne sait comment, dans les bras de Néron. Claude sortit comme une flèche chercher de quoi nourrir Laura.

Ils mangèrent un moment en silence, sur leurs genoux.

— Je l’ai bien connu autrefois, reprit Laura, mais pas longtemps.

« Je suis en train de me demander si ça changera quelque chose. Je crois que ça ne changera rien.

« Peut-être pas.

Laura finit lentement son verre. Néron avait mis de la musique et Claude s’endormait par à-coups.

— Il est triste, dit Laura à voix basse en désignant Claude. À cause de son père, il est triste, terriblement.