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C’était fini et il restait, pesant et immobile, à observer les toits de Rome. Un vrai foutoir, les toits de Rome. Il remettrait ce rapport et il s’en irait. C’était terminé.

Édouard Valhubert serait fou de fureur. Il l’avait envoyé ici pour écraser l’affaire et, au lieu de ça, il avait fait éclore une solution terrible dont personne ne voulait se douter. Son intervention allait produire l’effet inverse de celui qu’on avait désiré à Paris. Il était encore temps bien entendu de confier ce rapport de la main à la main au ministre. Et personne n’en saurait rien. C’était ce qu’il devait faire. Aller saluer Ruggieri, remettre ses conclusions à Édouard Valhubert, et laisser le ministre décider de la suite à donner. C’est-à-dire aucune, bien entendu. On trouverait un bouc émissaire insaisissable pour offrir une issue convenable à cette histoire pénible. C’était ce qu’il devait faire.

C’était exactement ce qu’il ne ferait pas. Il avait arraché la vérité, il la ferait connaître et personne ne parviendrait à le faire changer d’avis. Il avait très envie, en réalité, que cette vérité s’apprenne et il ferait tout pour ça.

Il appuya ses deux mains sur la table et se redressa lentement, les genoux engourdis. Il plia son rapport et le glissa dans sa veste.

Dans le couloir de l’hôtel il marchait vite, les poings fermés dans ses poches. Il ne vit Tibère qu’à la dernière seconde, au moment où le jeune homme lui barrait l’accès à l’ascenseur.

— On ne passe pas, dit Tibère.

Valence se recula. Tibère avait l’air épuisé et surexcité. Il avait une barbe de deux jours et il ne semblait pas s’être changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vu chez lui. Son pantalon noir était couvert de la poussière d’été de Rome, et on aurait pu croire qu’il avait traîné une triste aventure sans dormir et sans manger. Au vrai, il avait l’air assez menaçant. Valence voyait son corps tendu pour l’empêcher de passer. Cette résolution et cette poussière sur ses habits lui donnaient une espèce d’élégance romanesque que Valence apprécia. Mais Tibère ne l’impressionnait pas.

— Ôte-toi de ma route, Tibère, dit-il calmement.

Tibère se raidit pour contrer le mouvement de Valence. De chaque main, il s’appuyait aux montants métalliques de la cabine, bloquant toute la largeur de la porte de l’ascenseur, et il fléchissait les jambes. Des jambes solides. Poussiéreuses, mais solides.

— Qu’est-ce que tu cherches, jeune empereur ? Qu’est-ce que tu me veux ?

— Je veux que vous me parliez tout de suite, dit Tibère en martelant ses mots. Cela fait quatre jours que quelque chose de grave prend corps dans votre esprit granitique et dans votre foutue chambre emmurée. Vous ne passerez pas avant de m’avoir dit de quoi il s’agit.

— Tu me commandes ? Moi ?

— S’il doit arriver quelque chose à Laura, je serai là pour l’empêcher. Autant que vous le sachiez.

— Tu me fais rire. Et qu’est-ce qui te donne à penser qu’elle serait concernée ?

— Parce que je sais que vous désirez ardemment qu’il lui arrive quelque chose. Et moi, je désire ardemment qu’il ne lui arrive rien.

— Sais-tu que Mme Valhubert est assez grande pour se débrouiller sans toi ?

— C’est moi qui n’ai pas l’intention de me débrouiller sans elle.

— Je vois. Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il va lui arriver quelque chose ? Laura Valhubert était en France quand on a tué son mari, non ?

— Deux mille kilomètres d’alibi ne vous feraient pas peur si vous vous mettiez en tête d’avoir sa peau. Et je sais que vous voulez sa peau.

— Tu sais pas mal de choses, on dirait, Tibère. Et qui te renseigne ainsi ?

— Mes yeux. Je l’ai vu sur votre front, sur vos lèvres, dans vos yeux, quand vous avez parlé d’elle. Vous allez la casser, parce qu’il faut bien le faire.

— Laisse-moi passer, Tibère.

— Non.

— Laisse-moi passer.

— Non.

Tibère était fort et plus jeune que lui, mais Valence savait qu’il aurait tout de même le dessus s’il décidait de le frapper. Il hésita. Tibère soutenait son regard, il était prêt. Valence n’avait pas trop envie de l’abîmer, s’il y avait moyen de faire autrement. Il n’aurait eu aucun plaisir à écraser son visage. Et puisque après tout il était décidé à divulguer ses résultats contre les ordres du ministre, il pouvait bien en parler à Tibère tout de suite. Car tôt ou tard, avant demain, Tibère apprendrait la vérité. Alors il valait peut-être mieux que ce soit de lui qu’elle vienne, rapide et directe.

— Viens, dit Valence, allons dehors. Prenons l’escalier. J’en ai assez de cette chambre.

Tibère lâcha les montants métalliques de l’ascenseur. Ils descendirent l’escalier côte à côte assez vite. Valence jeta sa clef sur le comptoir et Tibère le suivit dans la rue.

— Eh bien, jeune Tibère ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?

— Vos pensées.

— Rien à faire. Tu ne les auras pas. Tu auras simplement les faits.

— Commençons par là.

— Tu as de la chance que j’accepte de te répondre. Il ne m’est jamais arrivé de répondre sous prétexte qu’on me le demandait. Je ne sais pas pourquoi je fais une exception pour toi.

— C’est parce que je suis empereur, dit Tibère en souriant.

— Sans doute. Les faits ne sont pas très nombreux, mais ils suffisent à tout comprendre, si on ne dissout pas les liens qui les unissent avec des complications et des figurants inutiles. Il y a six jours, Henri Valhubert est arrivé brusquement à Rome. Le soir même, on l’a tué devant le palais Farnèse, au moment où il cherchait à rencontrer son fils. Sur place se trouvaient donc Claude, toi-même et Néron, ainsi que Gabriella Delorme, qui n’avait signalé sa présence à personne. Pendant quelque temps, la police a pioché la piste de Michel-Ange, chargeant même Lorenzo Vitelli de lui servir de contact au sein du Vatican. La découverte de la parenté de Gabriella a changé les choses, et modifié le mobile du meurtre, si la preuve pouvait être faite que Gabriella était bien l’objet du voyage de Valhubert. J’ai passé quatre jours à enquêter par téléphone à Paris, et j’ai obtenu l’assurance formelle que c’était en effet le cas. Ces derniers temps, Henri Valhubert s’inquiétait des si fréquents voyages de sa femme à Rome, qui ne se justifiaient plus depuis que les parents Delorme avaient déménagé assez loin de la capitale. Il a dû craindre un amant et il a attaché un détective aux pas de sa femme, procédé sordide mais efficace, assez bien dans la ligne de ce qu’on a appris du personnage. Ce détective, Marc Martelet, prenait Laura Valhubert en chasse dès son arrivée à Rome, depuis quatre mois. Ne me demande pas d’où je tiens ces informations, il n’y a rien de plus simple. La secrétaire de Valhubert avait noté les rendez-vous de son patron et de Martelet. Je n’ai eu qu’à appeler ce Martelet, que l’assassinat d’Henri Valhubert libérait du secret professionnel. Martelet lui avait déjà remis des photos de Gabriella et trois rapports : on pouvait y apprendre que Mme Valhubert avait une fille à Rome, qu’elle venait la voir depuis dix-huit ans, et qu’elle lui assurait un train de vie très correct. D’où venait l’argent ? Martelet n’avait pas encore la réponse. Mais il s’était cependant produit récemment un fait curieux : un soir, Laura Valhubert a rejoint une troupe d’hommes dans une rue proche de l’hôtel Garibaldi. Ils ont marché ensemble une minute ou deux et se sont séparés en silence au bout de la rue. Elle est retournée seule à l’hôtel sans qu’aucun de ces hommes ne la raccompagne. Martelet a suivi l’un de ces hommes, celui qui semblait diriger la troupe, et il est parvenu à l’identifier. Il est connu de la police romaine sous le nom curieux de « Doryphore ». À cause des pommes de terre, il paraît. Les doryphores bouffent les feuilles des pommes de terre. Enfin ce n’est pas très clair.