— Il n’y a pas de preuves !
— J’ai longuement questionné la gardienne, à plusieurs reprises. Elle a été contrôler les deux programmateurs des lampes. Les horaires affichés correspondent. Une petite erreur de Laura Valhubert, vois-tu. En outre, quand la gardienne est entrée pour faire le ménage au matin, elle s’est aperçue que le feu de cheminée n’avait pas été couvert, ce que fait pourtant Mme Valhubert chaque soir. Enfin, les voisins d’en face n’ont pas entendu la voiture revenir le soir, mais sont certains de l’avoir entendue freiner doucement dans l’allée, vers midi moins le quart, le lendemain. Elle n’était pas en France cette nuit-là.
— Non ! Vous vous gourez. Car pourquoi aurait-elle pris la peine de venir jusqu’à Rome pour le tuer ? C’était plus simple de le faire à Paris, après avoir lu les rapports, non ?
— Réfléchis une minute, Tibère. À Paris, aucune chance de mettre au point un aussi excellent alibi. Devant lequel tout le monde s’est incliné d’ailleurs, sauf moi. Vois-tu, il lui fallait attendre Rome. Elle est foutue, je te dis.
— Et ça ne vous fait rien ? hurla Tibère.
— Si. Un peu, dit-il.
— Vous êtes content tout de même, c’est cela ? Valence haussa les épaules.
— Il faut bien qu’un jour ou l’autre les mythes s’écroulent, dit-il.
— Et pourquoi ?
— Je ne sais pas.
Richard Valence leva les yeux. Face à lui, Tibère était ravagé par une vraie douleur. Le jeune homme leva la main et gifla Valence avec violence. Et puis Valence le vit vaciller, tourner le dos puis courir très vite dans la nuit qui tombait. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire, maintenant, l’empereur Tibère ?
Valence redressa sa cravate, serra sa veste. Il faisait un peu frais. C’était dommage de ravager comme ça le visage de Tibère. Tibère savait très bien qu’il avait raison. Il n’avait même pas vraiment défendu Laura, juste pour la forme. Tibère savait pour Gabriella, il savait pour le Doryphore et sa pègre, il savait même peut-être que Laura s’était sentie suivie à son dernier séjour. C’est pour ça qu’il s’était tant inquiété de le voir se mêler de l’enquête et qu’il l’avait surveillé sans relâche pour s’interposer entre Laura et lui. Ça n’avait servi à rien, au contraire. Valence décida de ne plus y penser. Il fallait qu’il en termine. Il devait aller parler à Gabriella. À dix heures, la jeune fille n’était sûrement pas couchée. Il marcha sans se presser, ignorant les taxis qui passaient près de lui.
Gabriella n’était pas seule. C’est vrai, on était vendredi. Et Mgr Vitelli se tenait à côté d’elle, grand et sévère, et il ne décroisa pas les bras quand Valence entra dans la pièce.
— Tibère sort d’ici, monsieur Valence. Il cherchait Laura, dit l’évêque.
— C’est-à-dire qu’il vous a raconté toute notre conversation ?
— En deux mots. C’est ignoble.
— Que Mme Valhubert ait tué son mari ?
— Non. Vous, vous êtes ignoble. Est-ce que je me trompe, ou bien n’aviez-vous pas pour mission de calmer le jeu en venant à Rome ? De déposer vos conclusions en main propre à votre ministre ?
— C’est exact.
— Vous avez donc décidé de jouer votre carrière ?
— Possible.
— Pour une femme ?
— Non. Pour la vérité. Ça semble clair, non ?
— Pas tellement, je trouve. Est-ce que tu trouves, Gabriella ma chérie, que cet homme semble clair ?
Gabriella eut une moue dubitative et Valence eut l’impression qu’ils lui jouaient une scène pour l’ébranler. Tous les deux étaient ironiques et détachés, ce qu’il ne s’attendait pas à rencontrer.
— C’est évident, dit l’évêque en s’adressant à Gabriella et en oubliant la présence de Valence. Cet homme-là ne balance pas sa carrière pour la vérité. La vérité, c’est un mot, ça ne veut rien dire. Il la balance pour une femme, bien entendu, pour voir la fin de cette femme, pour la provoquer lui-même. Vieux comme le monde. « Voir le dernier Romain à son dernier soupir, moi seul en être cause et mourir de plaisir », ou quelque chose de cet ordre-là. Il veut casser cette femme, c’est-à-dire qu’il ne peut plus s’empêcher de vouloir la casser. En réalité, cet homme, vois-tu, Gabriella, n’a plus son contrôle. Porté par ses pulsions comme un rondin sur un fleuve en crue. Cela ne se remarque pas, mais il est hors de lui. Il y a des gens chez qui ça ne se voit pas. C’est intéressant. Et il est ainsi depuis que je l’ai rencontré pour la deuxième fois au Vatican, blême et muet. Il y avait sur ce visage les remous du fleuve qui amorce sa crue tragique, et aussi les traces d’une fuite qui commence. C’est agaçant, n’est-ce pas monsieur Valence, quand deux personnes se mettent à vous commenter comme si vous n’étiez pas là ?
— Ça m’est égal, dit Valence.
— Bien sûr. Tu vois, Gabriella, cet homme n’est pas impressionnable. Il est d’une nature assez particulière, et tout compte fait assez belle. Mais son histoire est plutôt simple, comme toutes les grandes histoires. Faut-il la conter ?
— Est-ce cette soutane qui vous donne le droit et la morgue de discourir sur les autres, monseigneur ? demanda calmement Valence en se servant à boire.
— Non, c’est la longue fréquentation des confessionnaux. Vous ne pouvez pas savoir à quel point on y parle toujours de la même chose.
— Si vous voyez si clair au cœur de tous ces êtres simples, monseigneur, vous avez dû depuis longtemps percer l’identité de l’assassin de votre ami ?
L’évêque hésita en fronçant les sourcils.
— Je le crois. Mais moi, je ne suis pas sûr de le dire un jour. J’étais venu ce matin pour vous consulter à ce sujet, mais vous n’avez même pas eu le geste de me recevoir, tout absorbé que vous étiez dans votre histoire simple, emporté par la crue de votre fleuve. C’est tout compte fait une chance, car je me serais laissé aller à dire des choses que je regretterais beaucoup ce soir. À présent, je ne vous accorde plus ma confiance, et j’attends, oui, j’attends de vous voir chuter. La crue, la cascade. La chute.
— C’est une drôle de phrase, venant d’un évêque.
— C’est que je ne vois pas d’autre solution pour vous. Chuter, et revivre.
— Parlons plutôt de la chute de Laura Valhubert. Que pensez-vous de son alibi truqué ?
L’évêque eut un mouvement d’épaules indifférent.
— Tout le monde, dit-il, peut avoir un jour ou l’autre besoin de mentir pour aller passer une nuit hors de chez soi. Il n’est pas nécessaire de commettre un meurtre en même temps. Laura va peut-être voir un ami.
— Amant, rectifia Gabriella. Maman va peut-être voir un amant.
— Vous voyez, dit Vitelli en souriant, la petite est d’accord.
— Alors vous aussi, dit Valence, elle vous hallucine, elle vous égare. Et l’argent ? Où se procure-t-elle l’argent pour sa fille ? Est-ce que vous vous en doutez au moins ?
— Chez des pillards, dit Gabriella en riant presque.
Lorenzo Vitelli avait l’air de franchement s’amuser à présent. Valence serrait les doigts sur son verre.
— Maman m’apporte de l’argent tous les mois, chantonna Gabriella.
— Le salaire qu’elle reçoit du Doryphore en échange du passage de marchandises volées, précisa Valence.
— Parfaitement, dit Gabriella. Mais maman ne vole pas. Elle transporte seulement des choses pour pouvoir nourrir sa fille. Bientôt, ça sera fini, j’ai trouvé un travail, un bon travail. Avec Henri, il n’y avait pas d’autre solution, il n’a jamais voulu qu’elle gagne sa vie. Ça lui faisait honte. Le Doryphore est un chic type. Il a réparé toute la plomberie ici.