Vitelli souriait toujours.
— Et vous, monseigneur, ça vous distrait ? Vous protégez ce trafic sans dire un mot ?
— Monsieur Valence, Laura ne m’a jamais chargé de veiller sur son âme, avec laquelle elle entend se débrouiller toute seule. Elle m’a seulement chargé de son enfant.
— Maman a horreur qu’on interfère dans sa conception de la morale, commenta Gabriella.
— Laura Valhubert trafique, elle ment, elle élève sa fille avec l’argent de la pègre, mais son ami l’évêque ferme les yeux et sa fille reconnaissante en rit ! Et là-dedans, c’est moi qui suis ignoble, c’est ça ?
— C’est ça, à peu de chose près, dit Gabriella.
— Le sort de votre mère ne vous inquiète donc pas ?
— Si. Il m’inquiète depuis que vous en avez fait une affaire personnelle. Votre obstination a réussi à déglinguer Tibère qui vient de partir d’ici comme un cinglé. Mais Tibère est vite cinglé dès qu’il s’agit de maman, il perd la tête. Pas moi. Car je sais que vous n’aurez jamais le dessus sur elle. Elle vous regardera, elle rira ou elle pleurera peut-être, et puis elle repartira, quand vous, après avoir foncé sur elle, vous vous serez éclaté la tête contre un mur.
— La fameuse chute, commenta Vitelli.
— Votre mère a liquidé son mari… Ça ne vous évoque rien, ce genre d’horreur ?
— L’horreur, dit Gabriella, est une idée confuse. On peut être horrible en écrasant une mouche et magnifique en tuant un homme. Lorenzo, j’en ai assez.
Valence parvenait à rester presque calme en se disant qu’au moins il avait ce qu’il était venu chercher : l’aveu que Gabriella recevait des revenus réguliers, et que tout le monde ici était tranquillement au courant de leur origine insalubre. Et que tout le monde s’en amusait, sauf Henri Valhubert qui en était mort. Il posa son verre en soupirant. Il n’avait plus qu’à compléter son rapport avec ça. Et partir.
— Votre protégée est une furie, monseigneur.
— Vous n’y connaissez rien, dit Vitelli.
— Et depuis quand les évêques s’y connaissent-ils en femmes ?
— Très longue histoire. La nuit des temps, répondit l’évêque.
— Qu’étiez-vous venu me dire ce matin ?
— Trop tard. Allez donc chercher votre assassin et laissez-moi me charger du mien.
— Vous tournez le dos à l’évidence.
— Et alors ?
Lorenzo Vitelli ferma doucement la porte sur Richard Valence et l’écouta descendre l’escalier.
— Est-ce que j’ai été comme il faut, Lorenzo ?
— Parfaite, ma chérie. Tu as été parfaite.
— Je suis crevée.
— Le cynisme ne vient pas tout seul, il faut une certaine habitude. Au début, ça fatigue, c’est normal.
— Est-ce que tu crois qu’il s’est énervé ?
— Je crois au moins qu’il s’est découragé, même s’il ne s’en est pas encore aperçu. Ça va lui venir. Des interlocuteurs sincères comme Tibère, c’est de l’or pour Richard Valence, ça le galvanise. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter. Il faut le déprimer par une indifférence générale, il faut remettre en cause ses motivations de n’importe quelle façon, jusqu’à ce qu’il lâche la rampe sans s’en rendre compte. Je ne vois pas d’autre moyen en notre pouvoir pour nous débarrasser de lui.
— J’ai peur tout de même. Tu ne crois pas un mot de ce qu’il avance, n’est-ce pas ?
— Je crois vraiment que ce n’est pas Laura qui a tué Henri.
— Tu penses à autre chose, toi ?
— C’est vrai.
— Quelque chose qui ne te fait pas plaisir ?
— C’est vrai encore.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Attendre.
— Est-ce que c’est dangereux ?
— Peut-être.
— Je t’aime, Lorenzo. Débrouille-toi pour être prudent.
Gabriella resta les yeux dans le vide, tournant une cigarette entre ses doigts.
— Tu penses à Richard Valence ? demanda Lorenzo. Tu te dis qu’il a malgré tout quelque chose d’irrésistible et tu te demandes ce que ça pourrait bien être ?
— Lorenzo, tu es exactement le genre de curé que j’adore. On a à peine le temps de commencer à penser que c’est déjà déchiffré, formulé, disposé en petits carrés sur la table. Tu ne peux pas savoir comme c’est reposant. Il devait y avoir la queue à ton confessionnal.
L’évêque rit.
— Est-ce que tu as la réponse au moins, pour Richard Valence ?
— C’est le genre de réponse qu’on doit trouver tout seul, ma chérie.
— Sale évêque cauteleux. Est-ce que tu restes dîner avec moi ? Je sais qu’il est tard, mais c’est vendredi.
— Vendredi… dit Lorenzo, c’est poisson.
XXI
Richard Valence qui était sorti de sa chambre quelques heures plus tôt en pleine maîtrise de ses moyens s’exaspérait d’avoir perdu cette cohésion en si peu de temps. Il marchait vite. Cette crevure d’évêque raffiné et sa garce de protégée l’avaient mis en porte à faux, il le sentait. Il n’arrivait pas à retrouver exactement son aplomb. Comme lorsqu’on déplace un meuble très lourd et qu’on n’arrive plus ensuite à faire coïncider sa base avec ses marques laissées au sol. Ou comme lorsqu’on n’arrive plus à replier une chemise comme l’avait fait la vendeuse. Les plis du tissu sont là, bien marqués, on les suit, mais le résultat n’est plus parfait, il est personnel.
Si Tibère était passé par là maintenant, il n’aurait plus eu avec lui cette indulgence gratuite. Depuis le début de la soirée, il avait dû non seulement essuyer la gifle de ce jeune détraqué, mais ensuite affronter le mépris de cette fille et les discours hautains de son souteneur en soutane. Il était capable d’encaisser beaucoup avant de commencer à frémir, mais ce soir, il sentait qu’il n’en fallait pas plus. Il fallait qu’il mange, au fait, et qu’il dorme. Cela suffirait à rétablir le calme. Passer demain voir Ruggieri, déposer le rapport et attraper le premier train pour Milan. Attendre ensuite la réaction du ministre et aviser. Trouver un autre travail, sûrement. Son collègue Paul, si méticuleux, allait se bouffer tous les ongles en apprenant qu’il avait jeté la vérité à tous les vents. Pas grave, les ongles. Il ne fournirait d’excuse à personne. Il sentit brusquement ses jambes fléchir, et il s’appuya à un mur. Il avait faim, c’était certain.
XXII
Les trois garçons étaient eux aussi dans la rue, dans la nuit, Tibère allongé, les mains croisées sous la nuque, Claude assis près de lui, Néron debout.
— Est-ce que tu veux que je t’évente ? proposa Néron à voix douce.
— Néron, dit Tibère, pourquoi faut-il toujours que tu sois pénible comme ça ?
— Je n’aime pas te voir allongé sur le trottoir en pleine nuit, le regard crétin braqué vers les étoiles. Il y a des gens qüi passent et qui te regardent, figure-toi. Et tu n’as rien d’une belle statue antique, crois-moi. Tu as tout d’un déglingué.
— Puisque je te dis que je suis un homme mort, dit Tibère.
— Néron, tu n’entends donc pas ce qu’il dit ? dit Claude. Il fait le mort, il fait le mort, c’est tout ! Tu n’as pas besoin de l’éventer, fous-lui la paix, nom de Dieu.
— Je ne pouvais pas deviner qu’il faisait le mort, protesta Néron.
— Ça se voit pourtant, dit Claude. C’est pas sorcier.