— Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ?
— Demande-lui, Richard, c’est sa vie de valise. Je crois qu’elle ramasse un peu tout ce qu’elle trouve. On a les valises qu’on mérite. Note ça.
— Ça dure depuis combien de temps ?
— Depuis qu’elle a atteint sa maturité sexuelle. Chez les valises, ça vient jeune. En ce qui concerne la mienne, ça fait depuis vingt-trois ans au moins. Ma valise est déjà une vieille prostituée.
— Ça rapporte ?
— Pas mal. Ce qu’il fallait pour Gabriella.
— Ça ne te fait pas honte ?
— Ça te fait honte à toi ?
Valence ne répondit pas et griffonna quelque chose.
— Applique-toi en écrivant, dit Laura. L’essentiel dans la vie est de bien s’appliquer.
— Pourquoi l’évêque est-il au courant ?
— Un jour qu’il m’accompagnait au train, ma valise a craqué devant lui. Impressionnée par l’habit épiscopal, je suppose. Je me souviens, ce jour-là, il portait sa croix pectorale, je ne sais plus pourquoi. Bref, cette valise s’est effondrée brusquement, elle a vidé ses entrailles, ce n’était pas beau à voir tu sais, j’avais honte pour elle.
— Tu as fouillé le bureau de ton mari et tu as trouvé les rapports de Martelet ?
— Oui, Richard.
— Tu t’étais sentie filée à ton dernier séjour à Rome ?
— Oui, Richard.
— Tu as malgré tout été retrouver le Doryphore et sa troupe.
— Je n’ai remarqué Martelet qu’au lendemain matin, en allant voir Gabriella.
— Qu’as-tu pensé en découvrant ces rapports ? Qu’as-tu pensé en apprenant le projet d’Henri de partir pour Rome ?
— J’ai pensé que j’étais dans la merde et qu’Henri était un merdeux.
— Le samedi, tu as rallié ta maison de campagne, toute proche de l’aéroport.
— C’est une maison très conciliante.
— Tu as programmé les lampes et vers six heures du soir, tu as filé. Tu es revenue en fin de matinée, tu t’es couchée et tu as appelé la gardienne pour ton petit déjeuner. C’est ce qu’on appelle s’établir un faux alibi.
— S’établir un alibi tout court, mon chéri. En justice, ça ne pardonne pas.
— Ensuite, tu es revenue à Rome. Tu as bravement identifié le corps, tu as prévenu tes chers amis de se tenir tranquilles et tu as attendu que la miraculeuse protection gouvernementale enfonce l’affaire dans l’oubli.
— Comme tu voudras, mon chéri. Écris-le comme tu le sens, écris-le comme ça si ça te plaît.
— Tu es saoule, Laura.
— Pas encore. Je t’ai dit que je t’avertirais. Ne sois pas si impatient, ça ne se fait pas comme ça, surtout quand on a mon endurance.
— C’est bien, dit Valence en repliant ses notes. Je crois qu’il ne nous manque rien.
— Si, ma tête dans le panier.
— On n’exécute plus. Tu le sais bien.
— C’est chic quand tu dis ça, Richard. Tu as rempli tous ces papiers sur moi ? Tu t’es beaucoup occupé de moi ces derniers jours. Ça me touche. C’est un très beau dossier. Donne-le-moi, maintenant.
— Laisse tomber, Laura.
— Il y a un point sur lequel tu ne m’as pas questionnée. C’est la ciguë.
— Eh bien ?
— Quand ai-je pu la fabriquer ? Où ça ? Comment ? C’est tout de même essentiel. Tu as négligé cette affaire de ciguë.
Mécontent, Valence rouvrit son dossier.
— Qu’est-ce que ça a comme importance ?
— Tous les détails comptent, Richard. Tu dois bétonner cette accusation.
— Très bien. Où as-tu pris cette ciguë ?
— Chez le fleuriste, je suppose. Il n’en pousse pas à Paris, ni dans ma campagne. Enfin, je n’ai jamais regardé. C’est une ombellifère, c’est tout ce que je sais.
Valence haussa les épaules.
— Où l’as-tu préparée ?
— Dans les toilettes de l’avion, sur un petit réchaud.
— Où l’as-tu préparée, Laura ? Chez toi ?
— Non. Pendant qu’on faisait la queue à l’aéroport. J’ai demandé un bol et un pilon à l’hôtesse. C’est facile à trouver.
— Tu cherches à m’énerver, Laura ?
— Mais non, je cherche désespérément à t’aider. Je m’y mets de toutes mes forces pour chercher où j’aurais bien pu trouver et préparer cette saleté de ciguë. L’ennui, c’est que je ne suis pas sûre de faire la différence entre la ciguë et le cerfeuil. Est-ce qu’Henri n’est pas mort d’une indigestion de cerfeuil ?
— Cette fois, tu es ivre, dit Richard en refermant violemment son dossier.
— Cette fois, c’est bien possible. Il n’empêche que cette saleté de ciguë est bien contrariante, tu ne trouves pas ?
— Non.
Laura se leva et prit le dossier. Elle le feuilleta d’un geste imprécis, en retenant d’une main les cheveux qui l’empêchaient de lire. Avec un soupir, elle écarta les doigts et laissa tomber les feuillets par terre.
— Quelle connerie, Richard, dit-elle. Toutes ces lignes les unes après les autres, c’est sinistre. Mais tu ne comprends donc rien ? Tu ne te rends compte de rien ?
Maintenant, les larmes venaient. Ça, c’est bien les femmes, pensa-t-elle fugitivement. Elle serra la base de son nez avec les doigts pour les comprimer.
— Tu ne comprends donc rien ? Toutes ces horreurs ? Cet avion, aller-retour en une nuit ? Cette ciguë ? Ce meurtre dégueulasse pour une histoire de fric ? Mais tu ne vois donc rien ?
Les larmes l’empêchaient de parler normalement. Elle dut crier :
— Qu’est-ce que tu m’as foutu sur les épaules, espèce de salaud ? Tu m’as foutu un chargement de sang que tu veux que je transporte jusqu’au pied du tribunal ? Mais tu ne comprends donc pas que je n’ai pas touché à Henri ? Que je ne touche jamais à personne ? Gabriella cachée, la valise à merveilles, oui, tout ça, tout ce que tu veux ! Mais pas la ciguë, Richard, pas la ciguë ! Tu n’es qu’une saleté de merde, Richard. Samedi soir, j’ai programmé les lampes, oui, et je ne suis pas rentrée de la nuit, oui. Mais je n’étais pas à Rome, Richard, pas à Rome ! Il fallait bien que je prévienne les receleurs, à présent qu’Henri était sur le point d’éventer notre combine. J’ai passé la nuit à faire la tournée pour leur dire qu’ils se garent. Je ne suis revenue qu’au matin. Et ensuite, on m’a appelée de là-bas, pour me dire qu’Henri avait été tué. Mais est-ce que tu te rends bien compte que je suis incapable de trouver de la ciguë dans un champ de radis ? Je m’en fous de la ciguë ! Je m’en fous !
Laura chercha un fauteuil et s’y laissa tomber en enfermant son visage dans ses bras. Richard Valence ramassait les feuilles éparpillées au sol.
— Tu me crois ? demanda-t-elle.
— Non.
Laura redressa la tête, essuya ses yeux.
— C’est ça, Richard. Ramasse proprement ton « Affaire Valhubert ». Remets ça bien en ordre et envoie ça aux flics. Et puis pars, mais pars, bon Dieu, pars !
Elle se leva. L’oppression l’empêchait de marcher droit. Elle chercha la porte.
— Tu vas aller porter ça à ton petit flic de merde demain matin ?
— Oui, dit Valence.
— Quand tu t’es tiré, il y a vingt ans, j’ai hurlé. Pendant des années, je me suis concentrée pour ne pas perdre ton image. Et quand je t’ai croisé, l’autre soir, j’étais émue. Maintenant, je souhaite que tu déposes ta saleté de dossier, je souhaite que tu partes, et je souhaite que la vie te fasse rendre l’âme de lassitude.