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Avec une grimace, le flic enjamba le corps et repoussa la toile pour dégager le haut du cadavre.

Ruggieri surveillait Valence. Il y avait déjà eu trois évanouissements depuis ce matin, et la lividité de ce grand visage ne lui disait rien de bon. Mais Valence ne s’évanouit pas. Au contraire, il parut se détendre.

— C’est Maria Verdi, murmura Valence en se relevant lourdement. C’est Maria Verdi, la Sainte-Conscience-des-Archives-Sacrées de la Vaticane.

— Vous ne le saviez pas ?

Valence eut un geste qui signifiait qu’il ne voulait plus qu’on lui parle. Il étendit la main pour rabattre la toile sur le visage régulier et pincé de l’Italienne, et maintenant seulement, cette main tremblait violemment.

— Vous êtes fatigué, monsieur Valence, dit Ruggieri. Vous pouvez aller m’attendre à mon bureau, j’ai presque fini ici.

Une civière arrivait. On souleva le corps, et les portes du camion claquèrent sur lui. Valence tourna le dos et s’en alla.

L’hôtel Garibaldi était à deux pas. Laura était au bar, sur un haut tabouret, l’air de se foutre de tout ce qui l’entourait. Valence s’assit à côté d’elle et demanda un whisky. Il tremblait encore légèrement. Laura le regarda.

— Je veux être seule, dit-elle.

Valence se mordit les lèvres. Il valait mieux qu’il attende d’avoir bu un peu de whisky avant de parler, pour se retrouver aussi détaché qu’il était cette nuit avec elle.

— Il s’est passé quelque chose ce matin, dit-il enfin en reposant son verre.

— Mon pauvre Richard, si tu savais comme je m’en fous.

— Quelqu’un a tranché le cou de Maria Verdi, la Conscience de la Vaticane, à trois heures du matin, Via della Conciliazione.

— Qu’est-ce qu’on lui reprochait, à cette pauvre femme ?

— Je ne sais pas encore. Tu la connaissais ?

— Bien sûr. Comme ça. Depuis le temps que je hante la Vaticane… Maria était déjà là quand Henri faisait ses études. Les garçon m’en parlent souvent.

— Où étais-tu cette nuit à trois heures ?

— Ça te reprend ? Tu ouvres un nouveau chapitre ?

— Tu m’as quitté vers deux heures et demie du matin. Il faut un quart d’heure pour atteindre la Via della Conciliazione à jeun, et une demi-heure quand on est ivre.

— Tu n’écris pas aujourd’hui ? Tu ne prends pas de notes ? Tu crois que je vais parler comme ça, dans le vide, sans personne pour consigner mes phrases ? Tu rêves, Richard. Allez, pars, je n’ai plus envie de te voir.

Valence ne bougea pas.

— Alors, c’est moi qui m’en vais, dit Laura en se laissant tomber du tabouret.

Elle traversa le bar.

— Au fait, Richard, dit-elle depuis la porte sans se retourner, je ne suis pas passée par la Conciliazione cette nuit. Démerde-toi avec ça. Essaie de savoir si je mens ou non. Ça t’occupera.

XXV

Valence repassa à son hôtel pour se changer complètement. Il sortit le rapport Valhubert de sa veste et le jeta sur sa table. Il fallait qu’il reprenne tout ça, avec ce nouveau meurtre. Les choses s’étaient beaucoup embrouillées en quelques heures et le pire était qu’il se sentait en cet instant incapable de comprendre quoi que ce soit. Depuis qu’il s’était levé, les événements l’avaient poussé d’un endroit à un autre, sans qu’il puisse contrôler son corps. Le train pour Milan partait dans deux heures, avec son salut à portée de main. Il avait encore le temps de tout abandonner, mais ce choix même lui semblait trop complexe à débattre. Il fut presque heureux de découvrir Tibère à nouveau à son poste, devant la porte de son hôtel. Ça lui éviterait d’être seul jusqu’au bureau de Ruggieri. Cela lui sembla d’ailleurs presque naturel de le trouver sur sa route, avec cette fidélité tenace.

— Tu n’as pas l’air d’aller, lui dit Valence.

— Toi non plus, dit Tibère.

Valence reçut ce tutoiement soudain avec un peu de raideur. Mais il se sentait trop mal en point pour avoir l’énergie de remettre Tibère à sa place.

— Qu’est-ce qui te prend de me tutoyer ? dit-il seulement.

— Honneur dû aux mourants par les princes, commenta Tibère.

— C’est gai.

— Ce n’est pas si triste. J’ai bien été mort, moi, hier soir.

— Ah oui ?

— Claude et Néron m’ont veillé jusqu’à deux heures du matin. Puis Néron est tombé de sommeil comme une masse sur le trottoir et Claude m’a suggéré que, peut-être, ça suffisait comme ça. Alors ils sont partis se coucher et j’ai été marcher un peu avant de rentrer. Et depuis que Lorenzo m’a informé du meurtre de Sainte-Conscience, ça va beaucoup mieux, encore que je l’aimais bien et que de la voir dans cet état, répandue, ça m’a rendu malade pendant deux heures. Donc, si moi je vais mieux, il est logique que vous alliez moins bien.

— Explique-toi.

— Laura n’a pas tué Sainte-Conscience, parce que ça n’aurait pas de sens. Ces deux femmes n’avaient aucun rapport entre elles. Qu’est-ce que Sainte-Conscience aurait bien pu savoir qui menaçait Laura ? Rien. Sainte-Conscience ne sait pas grand-chose en général, sauf en ce qui concerne les livres de la Vaticane. On revient donc à l’hypothèse de départ, le Michel-Ange. Et Laura vous échappe. Elle vous échappe, et moi je respire. Il va vous falloir drôlement courir à nouveau pour la rattraper. Il va vous falloir drôlement réfléchir.

— Je n’arrive pas à réfléchir, Tibère. Marchons.

— Vous n’allez pas bien et j’en suis heureux. Ça ne vous arrange pas ce meurtre, n’est-ce pas ? C’est incompréhensible et odieux ?

— J’ai cru que c’était Laura qu’on avait égorgée.

— Vous avez été déçu ?

— Non. Soulagé. C’est pour ça que je n’ai même pas eu le temps d’examiner le sens de ce nouveau meurtre. J’ai seulement eu le temps de me convaincre que Laura Valhubert était encore vivante.

— Est-ce que vous l’aimez encore ? demanda Tibère en faisant la moue.

Valence s’arrêta et scruta Tibère qui, mains croisées dans le dos, regardait loin devant lui, l’air innocent.

— Elle t’a raconté ?

Tibère hocha la tête. Valence se remit à marcher.

— Alors, reprit Tibère, vous ne m’avez pas répondu. Est-ce que vous l’aimez encore ?

Valence laissa passer un nouveau silence. Il n’avait pas l’habitude qu’on l’interroge aussi crûment.

— Non, dit-il.

— Tant mieux, dit Tibère.

— Pourquoi ?

Tibère se retourna.

— Parce qu’après tout, vous étiez en Italie le soir de la mort d’Henri, non ? Milan n’est pas loin de Rome. Et si vous aviez toujours aimé Laura… Mais personne n’a songé à vous demander ce que vous aviez fait de votre soirée.

— Tu es stupide, dit Valence. J’ai rendez-vous avec Ruggieri, je t’abandonne.

— Je vous attends dehors, de toute façon.

La porte du bureau de l’inspecteur était ouverte. Valence entra et s’assit.

— Alors, monsieur Valence, dit Ruggieri, vous êtes remis de vos émotions ?

Valence leva rapidement les yeux. Ruggieri eut aussitôt un geste d’apaisement.

— Je vous en prie, dit-il, je n’ai pas voulu vous offenser. Ça ne vaut pas la peine de prendre feu à la moindre étincelle.

Valence étendit ses jambes devant lui.

— Comment a-t-on pu attirer cette femme dehors, en pleine nuit, pour l’égorger ? demanda-t-il.

— On ne l’a pas attirée. Les proches de Maria Verdi connaissent ses manies. Elle les racontait volontiers. Une ou deux fois par semaine, Maria, pour calmer ses insomnies, descendait dans la Via della Conciliazione, qui est toute proche de chez elle, pour aller se poster devant Saint-Pierre à qui elle adressait une muette prière. C’était une vieille habitude, prise depuis qu’une nuit elle avait cru voir « quelque chose de blanc » éclaircir la coupole de notre grande église.