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— Ça va, coupa Valence, j’ai compris. Comment avez-vous déduit ça ?

— Le scripteur Prizzi m’a aidé. Côté fenêtre, côté couloir, côté porte, c’est comme ça qu’ils distinguent les différentes tables de lecture dans la salle de consultation des archives de la Vaticane. Le scripteur pense qu’un des lecteurs faisait passer ces messages à Maria pour convenir de l’emplacement du prochain dépôt.

— Maria était donc partie prenante dans ces vols ?

— C’est clair, non ? Il est donc à présent certain qu’elle a été éliminée par son complice, et que le meurtrier avait d’abord tué Henri Valhubert dont l’intervention sur Michel-Ange était très inquiétante. Maria Verdi a probablement pris peur après ce meurtre et a pu demander à se retirer du jeu, ou même vouloir tout avouer.

— Et pourquoi aurait-elle gardé ces billets ?

— Dans l’attente d’un éventuel chantage, je suppose.

— Ridicule. Ces billets l’auraient accusée autant elle-même que son complice. Son prénom est indiqué délibérément à chaque fois, ce qui est sage de la part de leur auteur. Je ne vois pour l’instant qu’un seul motif qui puisse pousser quelqu’un à conserver des pièces aussi compromettantes. Il n’y a que l’amour pour vous faire garder un morceau de ficelle sous prétexte qu’il aura traîné dans la poche de l’autre. Maria Verdi pouvait aimer celui ou celle — je penche pour celui — qui écrivait ces billets, et n’avoir pas pu se résoudre à jeter ses « écrits ». J’imagine d’ailleurs que c’est le même motif qui l’a entraînée dans un tel trafic. Cela pourrait aider à trouver l’identité de l’homme.

— Inutile, dit Ruggieri en souriant.

Valence pensa à l’évêque, qu’il avait laissé si résolu dans son bureau. Néron n’avait pas dû être le seul à bien raisonner.

— L’homme est trouvé, monsieur Valence. Son écriture a été identifiée sans le moindre doute. Il y a un registre à la Bibliothèque où les lecteurs inscrivent eux-mêmes les références des ouvrages qu’ils consultent.

— Les lecteurs ? Vous pensiez à un lecteur ?

— J’ai même été droit à l’écriture que je cherchais. Celle d’un homme dont la curiosité insistante commençait à m’alarmer singulièrement.

Valence s’immobilisa. Quelque chose arrivait qu’il n’avait pas prévu, et Ruggieri, en face de lui, avait l’expression jubilatoire de celui qui consomme par avance une malsaine victoire.

— Je vous accorde un privilège, dit Ruggieri toujours souriant. Vous pouvez aller dire vous-même à votre escorte que je l’attends à mon bureau. Voici son mandat d’arrêt.

Valence souhaita soudain n’avoir jamais été envoyé spécial et n’avoir de comptes à rendre à personne pour pouvoir tailler en pièces la figure narquoise et repue de Ruggieri. Il sortit sans dire un mot.

Tibère était adossé à un camion gris, au soleil, à quelques mètres du bureau de police. Il avait l’air endormi dans une réflexion paisible, les lèvres entrouvertes. Valence s’approcha avec effort. Il s’arrêta à quelques mètres de lui.

— Salut, jeune empereur, dit-il.

Tibère leva les yeux. Valence lui parut étrange, le visage grave, vaincu peut-être. Valence avait quelque chose à lui dire.

— Sainte-Conscience avait conservé tous tes messages, Tibère. Table-fenêtre n° 4 mardi, Table-porte n° 2 vendredi, Table-fenêtre n° 5 vendredi, Table-fenêtre n° 4 lundi, et ainsi de suite. Tu l’as bousillée pour rien. Va retrouver Ruggieri, il t’attend, c’est fini.

Tibère ne bougea pas, il n’essaya même pas un geste de fuite, il était seulement ému. Il regarda ses pieds pendant un bon moment.

— J’ai envie de faire quelque chose de très solennel, murmura-t-il, mais je ne suis pas sûr que ce soit de bon goût.

— Ça ne coûte rien d’essayer.

— Va-nu-pieds je débute, va-nu-pieds je termine, dit-il en retirant ses chaussures. Je me présente pieds nus devant mes souverains juges, et monseigneur dirait sûrement que c’est très biblique. Il y a des moments dans l’existence, monsieur Valence, où il est absolument nécessaire d’être très biblique. Je suis certain que ce genre de vulgarité biblique va exaspérer Ruggieri.

— Ça ne fait pas de doute.

— Dans ce cas, c’est parfait. J’y vais pieds nus. Et si je peux vous donner un conseil avant de vous quitter, c’est de prendre soin de vos yeux. Ils sont magnifiques quand vous mettez quelque chose dedans.

Valence ne parvenait pas à dire quelque chose. Il se retourna pour suivre Tibère du regard et le voir traverser pieds nus le carrefour. À la porte des bureaux, Tibère lui sourit.

— Richard Valence, cria-t-il, celui qui va mourir te salue !

Pour la troisième fois en une semaine, ce qui faisait trop, Valence se sentit flancher. Le flic de garde le regardait.

— Vous n’allez pas laisser traîner les chaussures de votre ami sur le trottoir, monsieur ?

— Si, dit-il.

En marchant, les muscles raidis, Valence repensait encore à la détermination de l’évêque, ce matin. Maintenant, il comprenait. Lorenzo Vitelli s’était arc-bouté devant l’évidence, il avait dressé ses forces entre Tibère et la justice. Ça n’avait servi à rien. Depuis combien de temps l’évêque avait-il compris que Tibère était l’auteur des vols ? Au moins depuis le matin où il était venu le trouver à son hôtel et où il avait refusé de le voir. Vitelli avait failli tout lui confier, et il s’était repris. Même alors, il aurait été impossible de sauver Tibère. Il avait volé et tué, et Valence, à la différence de l’évêque, ne croyait pas en une justice divine avec laquelle on pouvait parlementer sans intermédiaire. Il aurait donné Tibère à Ruggieri, et l’évêque l’avait compris. Maintenant bien sûr, les choses s’éclaircissaient. Henri Valhubert connaissait Tibère depuis qu’il était enfant. Peut-être Tibère, plus jeune, avait-il déjà volé chez lui, et sans doute cette affaire de Michel-Ange l’avait-elle tout de suite mis en alerte. Valhubert avait dû venir à Rome avec l’intention de l’alarmer pour qu’il cesse ces larcins. Il devait souhaiter régler cela confidentiellement et faire restituer par Tibère les autres manuscrits, pour éviter une arrestation. Au lieu de ça, il n’avait réussi qu’à l’affoler, parce que Valhubert était un homme qui n’avait jamais su s’y prendre, pas plus avec Tibère qu’avec son propre fils. En le tuant, Tibère s’était en même temps soulagé de bien d’autres choses. Est-ce qu’Henri Valhubert n’était pas avant tout le mari de Laura ? Est-ce que ça ne suffisait pas pour le haïr ? Le mobile du moment, la crainte d’une dénonciation, avait drainé en même temps toutes ces rancœurs qui l’avaient conduit au meurtre. Il faudrait jouer sur toutes ces passions le jour du procès. Tibère n’avait pas prévu que la mort de Valhubert mettrait Laura et Gabriella à découvert, et ce trafic de marchandises en plus. Brusquement, sa propre faute risquait de se tourner contre Laura. Attentif, inquiet, il s’était donc évertué à prouver l’innocence de Laura sans pour autant se compromettre. En même temps, il suivait ainsi les progrès de l’enquête au jour le jour et pouvait adapter son comportement en connaissance de cause. Il y avait très bien réussi, car personne ne l’avait soupçonné, excepté Ruggieri, il fallait bien l’admettre. Et tout d’un coup, Maria Verdi avait lâché pied. Le meurtre d’Henri Valhubert devait la hanter, et même Saint-Pierre, la nuit, n’en voulait pas. Elle devenait dangereuse et Tibère avait dû la supprimer avant qu’elle ne parle. C’était risqué, car du même coup, l’enquête revenait sur Michel-Ange, mais il n’avait pas eu le choix. Pourtant, il n’avait pas dû être très inquiet. Laura n’était plus soupçonnée, et lui-même ne risquait rien. Il semblait peu probable qu’on puisse dépister le criminel parmi les centaines d’habitués de la Vaticane. Seulement, comme Maria était amoureuse, elle n’arrivait pas à détruire ce prénom, Maria, écrit sur les billets de la main de Tibère. Elle n’y arrivait pas, c’est tout. Et à cause de cet amour-là, Tibère était tombé.