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Il aborda assez brusquement le jeune homme qui veillait à la réception. Laura Valhubert n’était pas encore dans sa chambre, sa clef était au tableau, 208.

— Où donne cette chambre ? Sur l’arrière ?

— Oui, monsieur.

— À quel endroit exactement ?

— Est-ce que je dois vous le dire ?

— Mission spéciale, dit Valence en montrant sa carte.

— Elle donne sur le milieu de la rue, face au vieil hôtel Luigi.

— Servez-moi un whisky au bar, je vous prie. Dites à Mme Valhubert que je l’y attends et ne la laissez à aucun prix monter à sa chambre avant. D’ailleurs, donnez-moi sa clef, ce sera plus sûr.

Ses paroles allaient vite. Il n’avait pas peur. Il avait seulement conscience à présent qu’une silhouette meurtrière attendait Laura dans l’ombre de l’hôtel Luigi, et qu’il ne pouvait appeler personne à son aide. Prévenir les flics l’obligerait forcément à expliquer le trafic de Laura et du Doryphore et entraînerait son arrestation immédiate. Il fallait qu’il se débrouille seul avec cet assassin.

— Mme Valhubert est encore au bar, dit le jeune homme en lui tendant la clef.

Il y avait de la réprobation dans sa phrase.

Valence traversa l’hôtel silencieux jusqu’au bar. Laura y était seule, les coudes sur une table, le visage posé sur ses mains fermées. Elle retenait à peine une cigarette entre ses doigts. Il avait l’impression en s’approchant que s’il faisait du bruit, il allait déclencher la mort qui attendait dans la rue, et que Laura disparaîtrait avant qu’il n’ait eu le temps de la saisir. Comme on dit qu’un cri déclenche une avalanche. Parvenu derrière elle, il parla à voix presque inaudible.

— Suis-moi doucement, dit-il. Il faut que je t’emmène ailleurs.

Elle ne bougea pas. Elle était repliée et immobile. Il contourna sa chaise et la regarda.

— Il faut que tu me suives, Laura, répéta-t-il à voix basse.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire ? Il était là, debout contre la table, avec cette femme magnifique et découragée qu’il fallait qu’il emmène ailleurs. Il choisit de mentir.

— Ne t’en fais plus pour Tibère, dit-il. Ils abandonnent l’inculpation d’assassinat. Le juge dit qu’il n’aura que deux ans. Viens sans faire aucun bruit, suis-moi.

Elle prit une bouffée sans lever la tête.

— Quelqu’un attend face à ta fenêtre pour te tirer dessus, continua Valence.

Laura se leva lentement et la cendre de sa cigarette tomba sur la table. Elle se tint debout devant Valence, sans le regarder, la tête baissée.

— Tout m’emmerde, dit-elle. Tu ne peux pas comprendre ça, comme tout m’emmerde.

Valence hésita. Il resta quelques secondes comme ça, avec Laura debout très près de lui. Ça y est, pensa-t-il en fermant les yeux, la fameuse chute, je suis foutu. Il referma ses bras sur elle.

— Laura, dit-il, on est foutus.

Il l’entraîna par les sous-sols et les cuisines du Garibaldi, qui donnaient de l’autre côté de la rue. Ils prirent un taxi pour rejoindre son hôtel. Valence serrait Laura par le poignet.

— On changera d’endroit demain, dit-il. On changera tous les jours.

— Tu m’as menti pour Tibère.

— Oui.

— Ils vont l’inculper pour les deux meurtres.

— Oui.

— Je tiens à ce garçon.

— Ils s’en foutent.

— Mais pas toi.

— Non.

— Je sais quelque chose que je ne peux pas te dire.

— Quoi ?

— Gabriella. Je ne peux rien te dire tant que je ne suis pas sûre. J’y pense depuis des jours.

— Ça concerne les meurtres ?

— Oui. Je n’en peux plus d’y penser.

— Laura, dit Valence en élevant la voix, ce n’est pas moi qui sauverai Tibère. Ce n’est pas toi non plus. C’est lui-même, Tibère, qui sauvera Tibère.

— Pourquoi dis-tu ça tout d’un coup ?

— Parce que Tibère est empereur.

Laura le regarda.

— Ils t’ont rendu fou, murmura-t-elle.

Valence serrait toujours Laura par le poignet. À force, ça devait peut-être lui faire mal. Mais il était hors de question qu’il lâche ce poignet. Il tourna la tête et regarda par la vitre de la voiture la rue noire qui défilait. Il regarda bien attentivement cette rue, ses réverbères, ses maisons décaties, alors qu’il s’en foutait. Valence pensait : « Je l’aime encore. »

XXXIV

— Nom de Dieu, souffla Tibère, nom de Dieu, c’est vendredi.

Il se raidit sur sa couchette et essaya de rassembler le plus d’idées qu’il pouvait. C’était tellement bouleversant. Il resta le regard immobile, accroché au plafond, explorant soudainement un monde d’évidences, respirant très doucement pour ne pas effrayer les chaînes de pensées qui prenaient vie sans bruit dans sa tête. L’émotion lui effondrait le ventre. Il se leva avec précaution, accrocha ses mains aux barreaux et hurla.

— Geôlier !

Le gardien serra les dents. Depuis le début, ce type s’obstinait à l’appeler « geôlier », comme s’il s’était cru dans une prison du XVIIe siècle. C’était exaspérant, mais Ruggieri lui avait demandé de ne pas inutilement contrarier Tibère pour des vétilles. Il était clair que Ruggieri ne savait plus comment s’y prendre avec cet excité.

— Qu’est-ce qu’il y a, prisonnier ? demanda-t-il.

— Geôlier, fais venir ici Ruggieri sans tarder davantage, récita Tibère.

— On ne dérange pas le commissaire sans motif impérieux à huit heures du soir. Il est chez lui.

Tibère secoua les barreaux.

— Geôlier, nom de Dieu ! Fais comme je demande ! cria-t-il.

Le gardien se rappela les consignes de Ruggieri. L’avertir dès que le prévenu manifesterait un changement d’attitude, un désir de parler, quelle que soit l’heure de la journée ou de la nuit.

— Ta gueule, prisonnier. On va le chercher.

Tibère resta debout, accroché aux barreaux jusqu’à ce que Ruggieri arrive, une demi-heure plus tard.

— Vous voulez me parler, Tibère ?

— Non. Je veux que vous alliez me chercher Richard Valence, c’est terriblement urgent.

— Richard Valence n’est plus à Rome. Il est reparti pour Milan hier soir.

Tibère serra les barreaux. Valence ne l’avait pas écouté et il avait laissé Laura seule dans la nuit de Rome. Valence était un salaud.

— Allez le chercher à Milan ! hurla-t-il. Qu’est-ce que vous attendez ?

— Toi, dit Ruggieri en le dévisageant, tu paieras tes insultes un jour ou l’autre. Je fais prévenir M. Valence.

Tibère retomba sur sa couchette, assis, la tête sur ses bras. Valence était un salaud mais il fallait qu’il lui parle.

On ouvrit sa porte peu de temps après. Tibère respira un grand coup en voyant entrer Valence dans sa cellule.

— Vous êtes venu en avion ? dit Tibère.

— Je ne suis pas allé à Milan, dit Valence. Presque jamais.

— Alors… tu as fait comme je t’ai demandé pour Laura ?

Valence ne répondit pas et Tibère répéta sa question. Scrupuleusement, Valence chercha ses mots.

— J’ai été très biblique avec Laura, dit-il.

Tibère se recula et l’examina.

— Tu veux dire que vous vous êtes écroulés d’amour biblique et que tu as couché avec elle ?

— Oui.

Tibère fit lentement le tour de sa cellule, en croisant les mains dans son dos.

— Bon, dit-il enfin. Bon. Puisque c’est comme ça.