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— Et qu’est-ce que tu fais alors ?

— Je gouverne.

Il les regarda en souriant.

— Qu’est-ce qu’on attend pour être ivres ? ajouta-t-il.

Valence s’appuya lourdement à la fenêtre. Lentement, il rejeta la tête en arrière. Il fallait qu’il ne regarde plus que le plafond. Il fallait qu’il pense, qu’il ne fasse plus que penser. Bien sûr, Néron avait raison, tellement raison. Et lui était passé à côté de tout. Gabriella était la fille de Lorenzo Vitelli, la fille de l’évêque. C’était bien la seule chose qu’il y avait à savoir. C’était si facile ensuite. Henri Valhubert qui apprend l’existence de Gabriella, l’enfant bâtarde qu’on lui cache depuis dix-huit ans. À partir de là, il est foutu. Il est foutu parce qu’il veut savoir. C’est quelque chose qu’on ne peut pas empêcher. Il veut savoir, et tout se met en marche. Il va trouver son ami Lorenzo sans méfiance, pour parler de Gabriella. Peut-être s’est-il inquiété de la réaction de l’évêque, peut-être a-t-il perçu soudain la ressemblance vague qui unit le père et la fille, ou peut-être a-t-il déduit cette paternité de tout ce qu’il sait de Laura et de Lorenzo. Quelle importance ? Il se trouve que tout d’un coup, Henri Valhubert sait. Il sait. Au moment de cette naissance, Vitelli est déjà dans les ordres. Sous sa menace, Laura s’est tue. Père inconnu. Son mariage avec Valhubert la condamne encore plus au silence. Et puis Lorenzo s’attache à sa fille. C’est idiot mais c’est comme ça. Il élève Gabriella. C’est sans risque, ils ne se ressemblent que si l’on y pense. Il savait bien d’où Laura tirait son argent, et c’était un moyen de plus pour s’assurer son silence à jamais.

Henri Valhubert a affolé cette vie secrète qui se jouait doucement depuis vingt-quatre ans. L’évêque devait le tuer, cet imbécile qui allait foutre en l’air l’harmonie de ces chuchotements, qui allait foutre en l’air sa place de cardinal et toute sa carrière, qui allait foutre en l’air l’avenir de Gabriella. Il l’empoisonne sans hésiter pendant la soirée décadente. L’affaire du Michel-Ange est splendide à utiliser. Il enquête sans relâche pour la résoudre, et il réussit au-delà de ses espérances : Tibère dévalise la Vaticane, Tibère est parfait pour endosser le meurtre à sa place.

Mais il ne faut pas qu’il se précipite. Surtout pas. Que pourrait penser de lui Ruggieri s’il venait lui livrer Tibère, son jeune Tibère qu’il aime tant ? Le flic pourrait se méfier, chercher à comprendre ce qui le pousse, lui, un homme d’Église, à donner Tibère avec tant de zèle. Ce qu’il doit faire, c’est amener doucement les flics à découvrir seuls la culpabilité de Tibère, en conservant pour la façade son rôle de protecteur. Seulement, il y a Maria. Elle n’est pas si sotte, Maria. Elle le pratique depuis tant d’années. Elle ne croit pas à son dévouement. Et pire, elle le soupçonne du meurtre. Elle a compris depuis longtemps l’histoire de Gabriella, ou bien elle a surpris la conversation de Valhubert et de l’évêque dans le cabinet. Elle a dû proposer à Vitelli d’échanger son silence contre le sien : elle ne dira rien sur Gabriella s’il ne dit rien sur Tibère. L’évêque accepte, et puis il la tue. Et tout se referme sans accroc sur Tibère. C’est parfait. Mais après l’arrestation, Laura vacille, et elle possède assez d’éléments pour tout comprendre. Elle l’aime fort, ce sacré empereur, et il la sent faiblir, céder du terrain, jour après jour. Laura va l’affronter, lui, l’évêque. Il lui faut éliminer Laura. Une menace du Doryphore, puis le meurtre, tout paraîtra normal. Tuer Laura. Il a dû avoir du mal à s’y décider. Beaucoup de mal.

— Comment as-tu fait, Néron ? demanda Valence à voix basse sans lâcher le plafond des yeux. Pour l’évêque et Gabriella, comment as-tu fait ?

Néron fit la moue.

— C’est-à-dire que je vois des choses dans l’infravisible, dit-il.

— Comment as-tu fait, Néron ? répéta Valence.

Néron ferma les yeux et croisa les doigts sur son ventre.

— Quand Néron fait ça, commenta Claude, c’est qu’il n’a pas l’intention de parler.

— Juste, mon ami, dit Néron. Quand Néron fait ça, vous pouvez tous aller vous faire foutre.

— C’est moi qui le lui ai dit hier, dit Gabriella.

Elle s’était levée et les regardait de très loin.

— Tu ne le savais pas, murmura Laura.

— Par moments, je le savais quand même.

— Si tu savais ça, dit lentement Valence, tu savais aussi qui avait tué Henri et Maria.

— Non. Par moments, dit Gabriella.

— Pourquoi n’avoir parlé qu’à Néron ?

— J’aime bien Néron.

— Et voilà, dit Néron sans ouvrir les yeux. Infinis emmêlements des sentiments sur lesquels se tissent et chavirent les destins des princes…

— Ta gueule, Néron, dit Claude.

Néron pensa que Claude allait mieux. C’était une bonne nouvelle. Valence passa une main sur ses yeux et quitta la fenêtre.

— L’alcool est là, lui dit Néron en tendant le bras.

— Tibère a gardé dans un coffre six des onze pièces volées, dit Valence. On doit pouvoir récupérer celles qui manquent, en y mettant le prix.

— Même si les onze pièces sont restituées à la Vaticane, dit Claude, Tibère ne sera pas pour autant dégagé de sa faute. Il sera jugé et condamné tout de même.

— Mais il y a Édouard Valhubert, dit Laura. Il fera écraser le dossier.

— Tu penses à du chantage ou à quelque chose de ce genre ? demanda Claude.

— Bien sûr, mon chéri.

— C’est une sacrée idée, dit Claude.

Valence traversa la pièce. Il voulait voir Tibère.

— Embrasse-le pour moi, dit Laura.

Il sortit doucement sans faire claquer la porte.

XXV

Il faisait nuit et encore très chaud. Valence marchait lentement et le sol était imprécis. Néron l’avait fait beaucoup boire. Il avait rempli son verre sans relâche. C’était agréable, cette ville confuse qui tournait un peu autour de lui, pas trop, juste ce qu’il fallait. Dans les vitres sombres, Valence se voyait marcher, et il se trouvait grand, et surtout beau. Si l’évêque avait tué Laura hier soir, lui, Richard Valence, aurait dû continuer à être un type massif avec des yeux clairs. À quoi ça rime, des yeux clairs, si personne ne les regarde ?

— À rien, répondit-il à voix haute. Ça ne rime à rien.

Ensuite, il pensa qu’il devait être attentif s’il voulait trouver son chemin.

Il s’attendait à trouver Ruggieri encore au travail, bien qu’il fût presque minuit. Ruggieri était un bon travailleur. Il avait dû commencer à tout contrôler, à vérifier toutes les articulations techniques de l’affaire.

L’inspecteur était torse nu et passa une chemise pour recevoir Valence.

— J’ai commencé à tout contrôler, dit-il. Ça s’est bien passé comme on a dit. La ciguë pousse à foison dans le jardin du palais de l’évêque. Il dit qu’il a choisi cette plante pour Valhubert parce qu’il savait qu’elle donnait une mort douce. En revanche, pour Maria Verdi, c’était autre chose. Ça faisait tant d’années qu’elle l’exaspérait, alors forcément, le couteau, ça l’a soulagé.

— Qu’est-ce qu’il avait choisi pour Laura Valhubert ?

— La balle. Et puis aussi… ça.

Ruggieri fit le tour de son bureau et sortit une petite enveloppe d’un tiroir.

— Je ne devrais pas, ajouta-t-il.

Il hésita, retourna l’enveloppe entre ses doigts, et la glissa finalement dans la poche de Valence.

— De la part de Mgr Vitelli pour Laura Valhubert. Vous lui donnerez. Et pas un mot, s’il vous plaît.