— À moins de trouver l’assassin dans la journée, je ne vois pas comment. En plus, c’est dimanche.
— Vous ne me comprenez pas. Je m’en fous. Je me fous de l’assassin qui a tué mon frère. Je désire seulement qu’on n’en parle pas. Est-ce clair ?
— Très. Envoyer là-bas la police française va aggraver les choses. Conflit d’autorité avec les Italiens, ce sera pire.
— J’ai pensé à Richard Valence, coupa Édouard Valhubert. Il est en ce moment en mission à Milan ?
— C’est exact. Il dresse un rapport sur les formes d’action judiciaire contre le milieu.
— Très bien. On va déplacer Richard Valence. Ça paraîtra naturel puisqu’il est déjà presque sur les lieux. Et comme il n’est pas flic, il n’y aura pas d’affrontement. Valence saura comment faire. C’est un juriste de premier ordre. Je sais de plus qu’il aura la force de persuasion nécessaire pour se faire obéir sans coup d’éclat. C’est un homme qui ne recule pas et, surtout, qui ne parle pas.
— Certainement.
— Prévenez-le immédiatement. Qu’il quitte Milan pour Rome sur l’heure, mission spéciale. Qu’il prenne l’affaire en main, qu’il la résolve au plus vite et qu’il se débrouille pour que rien ne filtre hors des cercles autorisés. Dépêchez-vous, Paul, c’est très urgent.
— C’est déjà fait, monsieur le ministre. J’ai eu Richard Valence en ligne tout à l’heure. Il refuse.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Il refuse.
Édouard Valhubert plissa les yeux.
— Richard Valence est votre ami, n’est-ce pas ?
— D’une certaine façon.
— J’espère donc pour vous et pour lui qu’il sera à Rome dans deux heures. C’est une mission dont je vous rends personnellement responsable.
Édouard Valhubert se leva et ouvrit la porte à son secrétaire.
— En fait, je crois que c’est un ordre, ajouta-t-il.
IX
Richard Valence laissait reposer le récepteur sur son épaule. Il fermait les yeux en écoutant de loin le grésillement de la voix de Paul.
— J’ai été assez clair ce matin, Paul, dit-il. Espérez-vous me faire changer d’avis ?
— C’est un ordre du ministre, Valence.
— Dites-lui d’aller se faire foutre. Je ne reçois pas d’ordres.
Paul serra ses doigts sur le téléphone. Il sentait bien que Richard Valence ne l’écoutait pas avec attention. Il devait faire autre chose en même temps, lire le journal ou répondre à son courrier. Contredire Valence était un truc éprouvant. Ce qu’il y avait de bien au moins avec le téléphone, c’était qu’il n’y avait pas besoin d’affronter son regard.
Paul fixa le plafond de son bureau.
— Vous avez tort, Valence. Grand tort. Vous allez vous mettre dans le plus sale guêpier de votre carrière.
Il entendit une exclamation. Il n’avait pas besoin d’être à Milan pour savoir l’effet que devait produire son acharnement sur Richard Valence. Paul pensa aux bestioles qui tournaient en bourdonnant autour du taureau noir, près de sa maison en Espagne. Il savait que c’était une pensée facile, cette affaire d’insectes et de taureau noir, mais il ne pouvait pas s’empêcher de l’avoir chaque fois qu’il parlait ainsi à Valence. Et à l’inverse, il ne pouvait pas s’empêcher de penser à Valence chaque fois qu’il allait voir ce taureau en Espagne. Le taureau s’appelle Esteban. Paul est amoureux de ce taureau et il n’aime pas l’idée qu’un jour Esteban mourra avant lui. Il faut qu’il y ait beaucoup d’insectes très insistants pour émouvoir Esteban. Au bout d’une heure peut-être de ce harcèlement, le puissant animal déplace son corps. C’est une lourde masse inquiétante. La ligne de ses vertèbres dessine son dos, et on voudrait pouvoir la suivre des doigts, pour voir. Mais à la dernière minute, la ligne de ce dos, ou le mouvement de son encornure, fait reculer. En fait, Valence fait reculer.
— Si vous n’acceptez pas cette mission sur l’heure, Valence, vous êtes foutu. Valhubert a été très clair.
— Ne me fatiguez pas avec ça, Paul, je saurai toujours m’arranger. Ce n’est pas la première mission que je refuse.
— Valhubert a l’intention de me rendre responsable de votre refus. Ce qui fait que vous saccagez ma carrière en même temps que la vôtre.
Valence rit brièvement.
— J’ai donc le droit de savoir, continua Paul. Pourquoi refusez-vous cette mission ?
Paul serra les mâchoires. Ça n’entrait dans les habitudes de personne de poser une question directe à Richard Valence. Valence pouvait décider de répondre comme il pouvait décider de ne plus jamais vous revoir, ça dépendait. Et de quoi ça dépendait, personne n’avait encore compris. Là, Valence ne disait rien, il ne faisait que respirer dans l’écouteur.
— Il n’y a que deux choses qui pourraient vous empêcher de prendre en charge cette enquête, reprit Paul. La première, c’est d’être mort. Est-ce que vous êtes mort, Valence ?
— Je crois que non.
— La deuxième, c’est d’être juge et partie.
— Précisément. Je connais la victime.
— Je suis navré. C’était un de vos amis ?
— Non. Je l’ai connu il y a très longtemps, il y a au moins dix-huit ans.
— Il y a dix-huit ans ? Et vous appelez ça connaître la victime ? Et son fils ? Et sa femme ? Vous avez aussi connu sa famille ?
— Elle, je l’ai vue. Pour autant que je me la rappelle, c’est tout à fait le genre de femme éternelle. Je ne savais pas qu’il y avait un fils. Ce qui compte, Paul, c’est que je n’ai pas envie de me mêler de la mort de M. Henri Valhubert. Cela m’ennuie. Et pour une fois, je suivrai la loi : on ne se mêle pas d’une affaire criminelle si l’on connaît l’un des figurants, si peu que ce soit. C’est une question de déontologie, vous pourrez raconter ça au ministre.
— Ça ne tient pas, Valence.
— Je vais raccrocher, Paul, j’ai du travail. Prenez cette mission, vous vous en tirerez très bien.
— Non. Ce doit être vous et personne d’autre.
Valence rit.
— Vous êtes lâche, Valence. Vous saisissez le premier prétexte pour fuir une mission que vous craignez de ne pas réussir, parce que ça fait des années que vous n’êtes plus sur le terrain, au cœur des vrais crimes avec du vrai sang, et que vous vous distrayez loin de la scène à faire de la théorie et à produire des kilos de papier qui ne sont jamais collés par le sang. Cela vous dégoûte maintenant, vous n’êtes plus comme avant.
— Vous êtes un salaud, Paul, et un imbécile.
Puis Valence resta un moment sans rien dire. Paul tâchait de penser à Esteban.
— Horaire du train pour Rome ?
— Dans trois quarts d’heure.
— Allez dire au ministre que je pars. Que je reviendrai dans quinze jours au plus tard avec l’affaire terminée. Que je reviendrai avec une valise pleine de sang, de viscères et de larmes et que je la viderai sur vos bureaux, et que j’en viderai assez pour vous faire vomir.
— Bonne chance, Valence.
Quand Paul reposa le téléphone, ses mains tremblaient légèrement, non tant parce qu’il était arrivé à faire bouger Richard Valence, qu’à cause de la brutalité de la conversation. Ce type l’avait toujours attiré et rebuté. Il avait réussi à l’envoyer à Rome. Il n’y avait plus qu’à attendre cette valise de viscères. Valence était un homme de goût et il n’aimait pas les viscères. Paul n’aurait pas voulu être à sa place en ce moment.
X
L’inspecteur Ruggieri, qui avait dû relaxer Claude Valhubert et ses deux amis en fin de matinée sur demande du gouvernement italien, avait décidé de faire une existence difficile au Français qu’on lui envoyait de Milan pour l’empêcher de faire son travail. Sitôt qu’on allait détecter quelque chose d’incorrect dans l’affaire, il faudrait tout écraser et dire qu’on n’avait rien trouvé, que l’homme avait été tué par erreur et qu’on en voulait sûrement à quelqu’un d’autre. Il faudrait aussi dire que la police italienne n’avait pas été capable de comprendre ce qui s’était passé et qu’on avait dû classer le dossier.