— Rendre visite à Mgr Lorenzo Vitelli. Je n’ai guère de temps à perdre et je crois pouvoir le trouver à son bureau même un dimanche. Je veux commencer par un figurant un peu extérieur à l’échiquier.
— Vous feriez mieux d’aller directement au centre du jeu.
— Là où ça saigne ? Il est toujours temps pour ça. Si vous courez sur l’animal, il s’enfuit ; si vous serrez une battue autour de lui, vous le ramassez. C’est un truc assez connu.
Ruggieri raccrocha sèchement. Valence était coopératif, il disait où il allait et il disait ce qu’il comptait faire, mais il était aussi chaleureux qu’un tas de pierres. Et Ruggieri, lui qui aimait les conversations longues, le temps perdu, les argumentations et les détours des démonstrations, enfin tout ce qui faisait le plaisir de la parole, prévoyait un contact douloureux avec cet homme économe de ses pensées et de ses gestes.
L’évêque Lorenzo Vitelli était en effet au travail et accepta de recevoir Richard Valence dans son cabinet particulier. Valence lui sourit en lui serrant la main. Il ne souriait pas à beaucoup de monde mais ce grand évêque lui plaisait. Il imagina fugitivement que s’il avait été plus jeune et tourmenté, il aurait peut-être désiré l’aide d’un homme de ce genre-là. Valence le regarda reprendre sa place derrière son bureau. Il avait des gestes lents, sans cette apparence crémeuse empreinte de discrétion qu’ont parfois les hommes de loi, les médecins et les gens d’Église, et qui peut être plus répulsive qu’apaisante. L’habit n’avait pas avalé son corps, et il n’était pas ennuyeux à regarder. C’était ça, l’ami d’enfance et d’adolescence de Laura Delorme, épouse Valhubert.
— On m’a averti du genre de mission qui vous amène à Rome, commença Lorenzo Vitelli. Connaissant la position d’Henri — celle de son frère j’entends — je m’attendais à quelque chose de cet ordre. J’imagine qu’Édouard Valhubert désire à tout prix maîtriser l’affaire ?
— Vous pouvez dire à n’importe quel prix. Il joue la sécurité de son portefeuille, et à travers lui, l’image de marque d’un gouvernement.
— Vous devez déjà en savoir plus que moi. Est-ce indiscret de vous demander où nous en sommes pour Claude Valhubert ?
— Il vient d’être provisoirement relaxé, ainsi que ses deux amis, avec ordre de se tenir à disposition de la police et de ne pas quitter Rome.
— Comment ont-ils réagi aux interrogatoires ?
— Je n’en sais rien. Vous êtes inquiet pour eux ?
L’évêque resta quelques instants silencieux.
— C’est exact, dit-il enfin en tournant lentement son visage vers Valence. Vous n’allez peut-être pas le comprendre, mais il se trouve que je suis assez lié à ces trois garçons. Et je m’inquiète parce qu’ils sont imprévisibles. Ils peuvent se mettre brusquement à faire n’importe quoi. Il n’y a aucune raison pour que la police apprécie ce genre-là. Mais qu’attendez-vous de moi, au juste ?
— Que vous me parliez d’eux. L’inspecteur Ruggieri trouve curieux qu’un homme comme vous les protège.
Lorenzo Vitelli sourit.
— Et vous ?
— Moi, rien.
— Ils sont intéressants. Tous les trois ensemble, surtout. Ils constituent une sorte de bloc qu’on ne peut s’empêcher de vouloir comprendre. Claude, continua-t-il en se levant, est le plus long à aimer des trois. Quand Henri me l’a pour ainsi dire confié, il y a presque deux ans, j’ai eu des préventions contre lui. Son agressivité sautillante m’a exaspéré. Ensuite je l’ai apprécié. Quand sa fébrilité s’apaise, il devient séduisant, réellement. La première fois, vous le trouvez désagréable, et peu à peu, vous le trouvez vrai, attachant. Comprenez-vous ? Ça n’allait pas facilement avec son père. Il était affolé depuis deux jours à l’idée de le voir arriver à Rome. La police a dû vous dire que Claude s’est fait un peu remarquer ici. Mais de toute façon, il n’est pas de taille à faire du mal, et je le regrette, dans un certain sens. Quand j’ai pris Claude, j’ai dû prendre avec, de gré ou de force, les deux colis qu’il apportait dans ses bagages, Tibère et Néron, Lescale et Larmier, si vous préférez. Néron est un amoral exalté, capable d’absurdités déconcertantes. J’avoue prendre quelque plaisir à le regarder faire dans la vie, alors qu’en conscience, je ne devrais pas. Tibère est de loin le plus beau des trois. Il a un esprit prodigieux, et c’est celui que j’aide le plus dans ses études alors qu’il en a bien sûr le moins besoin. Il aurait dû être odieux, avec tout ça, mais c’est l’inverse. Il offre tranquillement une sorte d’innocence princière, que je n’ai pas croisée souvent. Mais c’est ensemble qu’il faut les regarder. C’est là qu’ils donnent toute leur mesure. Que pensez-vous de cette description ?
— Flatteuse.
— J’ai des excuses. Ils sont rivetés les uns aux autres de façon assez rare.
— Au point de commettre un meurtre pour s’entraider ?
— Théoriquement, oui. En réalité, non. Ou bien c’est que je ne comprends rien aux hommes et que cet habit est bon à jeter.
— L’inspecteur Ruggieri se méfie de Claude Valhubert.
— Je le sais. Et moi, je me méfie de la méfiance des policiers. Et vous, qu’allez-vous penser de Claude ?
— Moi, je pense déjà à quelque chose d’autre. Et ce Michel-Ange ?
L’évêque se rassit.
— Il est possible qu’Henri ait découvert quelque chose, dit-il. En fait, j’en suis presque certain. Il avait hier matin le comportement d’un homme qui sait quelque chose d’un peu trop grand pour lui seul. Chez ceux qui viennent me voir d’habitude, ce genre d’état tourne rapidement à la confession, au moment exact où je le pressens. Mais pas chez Henri. C’est un homme qui voulait toujours tout faire tout seul. Ce qui fait qu’il ne m’a rien appris de précis, sinon me faire percevoir sans le vouloir cet état de confession imminente.
— Qui s’occupe de la section des archives à la Bibliothèque ?
— En principe, c’est Marterelli. En réalité, il est sans cesse en déplacement et c’est Maria Verdi qui le remplace avec l’aide du scripteur Prizzi. Elle est ici depuis au moins trente ans, on ne compte plus, peut-être depuis deux cent cinquante ans.
— Elle fait bien son travail ?
— Elle est immobile et pieuse, dit Lorenzo Vitelli avec un soupir, on ne peut jamais rien trouver à lui reprocher.
— Ennuyeuse ?
— Très.
— Vous semblez penser à quelque chose.
— C’est possible.
— À quoi ?
L’évêque eut une grimace. Ce rôle nouveau de délateur où cette enquête le plaçait commençait à l’embarrasser.
— Si vous souhaitez aider Claude Valhubert… suggéra Valence.
— Je sais, je sais, dit Vitelli avec impatience. Mais ce n’est pas toujours facile, figurez-vous.
Valence resta silencieux en attendant que Vitelli se décide.
— Très bien, reprit l’évêque d’une voix un peu rapide. Je vais vous dire à quoi je pense. Soyons clairs : je vous donne cette information, que j’ai tue à la police ce matin, parce que votre charge ici est officieuse. Si cela vous amène à quelque chose d’intéressant, vous êtes libre d’avertir Ruggieri. Dans le cas contraire, vous l’oubliez, et de mon côté, je tâche de trouver des excuses à ma suspicion. Vous me comprenez ? Peut-on s’arranger ainsi tous les deux pendant cette affaire ?
— Ça me convient, dit Valence.
— Bien. Avant de me quitter, vers midi, Henri a demandé à téléphoner. Il l’a fait devant moi, avec une impatience que je lui connais bien. Il a appelé un de nos plus anciens amis communs, qui traite à Rome des mêmes affaires qu’Henri à Paris : l’édition d’art.