Aujourd’hui qu’on a inventé l’amour parental, la question de la pension est taboue, sauf comme menace, ce qui prouve qu’on ne la tient pas pour une solution.
Et pourtant…
Non, je ne vais pas faire l’apologie de la pension. Non.
Essayons juste de décrire le cauchemar ordinaire d’un externe « en échec scolaire ».
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Quel externe ? Un de ceux dont m’entretiennent mes mères téléphoniques, par exemple, et qu’elles n’enverraient pour rien au monde en pension. Mettons les choses au mieux : c’est un gentil garçon, aimé par sa famille ; il ne veut la mort de personne mais, à force de ne rien comprendre à rien, il ne fait plus grand-chose et récolte des bulletins scolaires où les professeurs, exténués, laissent aller des appréciations sans espoir : « Aucun travail », « N’a rien fait rien rendu », « En chute libre », ou plus sobrement : « Que dire ? » (J’ai, en écrivant ces lignes, ce bulletin et quelques autres sous les yeux.)
Suivons notre mauvais externe dans une de ses journées scolaires. Exceptionnellement, il n’est pas en retard — son carnet de correspondance l’a trop souvent rappelé à l’ordre ces derniers temps —, mais son cartable est presque vide : livres, cahiers, matériel une fois de plus oubliés (son professeur de musique écrira joliment sur son bulletin trimestriel : « Manque de flûte »).
Bien entendu ses devoirs ne sont pas faits. Or sa première heure est une heure de mathématiques et les exercices de math sont de ceux qui manquent à l’appel. Ici, de trois choses l’une : ou il n’a pas fait ces exercices parce qu’il s’est occupé à autre chose (une vadrouille entre copains, un quelconque massacre vidéo dans sa chambre verrouillée…), ou il s’est laissé tomber sur son lit sous le poids d’une prostration molle et a sombré dans l’oubli, un flot de musique hurlant dans son crâne, ou — et c’est l’hypothèse la plus optimiste — il a, pendant une heure ou deux, bravement tenté de faire ses exercices mais n’y est pas arrivé.
Dans les trois cas de figure, à défaut de copie, notre externe doit fournir une justification à son professeur. Or, l’explication la plus difficile à servir en l’occurrence est la vérité pure et simple : « Monsieur, madame, je n’ai pas fait mes exercices parce que j’ai passé une bonne partie de la nuit quelque part dans le cyberespace à combattre les soldats du Mal, que j’ai d’ailleurs exterminés jusqu’au dernier, vous pouvez me faire confiance. » « Madame, monsieur, désolé pour ces exercices non faits mais hier soir j’ai cédé sous le poids d’une écrasante hébétude, impossible de remuer le petit doigt, juste la force de chausser mon baladeur. »
La vérité présente ici l’inconvénient de l’aveu « Je n’ai pas fait mon travail », qui appelle une sanction immédiate. Notre externe lui préférera une version institutionnellement plus présentable. Par exemple : « Mes parents étant divorcés, j’ai oublié mon devoir chez mon père avant de rentrer chez Maman. » En d’autres termes un mensonge. De son côté le professeur préfère souvent cette vérité aménagée à un aveu trop abrupt qui l’atteindrait dans son autorité. Le choc frontal est évité, l’élève et le professeur trouvent leur compte dans ce pas de deux diplomatique. Pour la note, le tarif est connu : copie non remise, zéro.
Le cas de l’externe qui a essayé, bravement mais en vain, de faire son devoir, n’est guère différent. Lui aussi entre en classe détenteur d’une vérité difficilement recevable : « Monsieur, j’ai consacré hier deux heures à ne pas faire votre devoir. Non, non, je n’ai pas fait autre chose, je me suis assis à ma table de travail, j’ai sorti mon cahier de texte, j’ai lu l’énoncé et, pendant deux heures, je me suis retrouvé dans un état de sidération mathématique, une paralysie mentale dont je ne suis sorti qu’en entendant ma mère m’appeler pour passer à table. Vous le voyez, je n’ai pas fait votre devoir, mais j’y ai bel et bien consacré ces deux heures. Après le dîner il était trop tard, une nouvelle séance de catalepsie m’attendait : mon exercice d’anglais. » « Si vous écoutiez davantage en classe, vous comprendriez vos énoncés ! » peut objecter (à juste titre) le professeur.
Pour éviter cette humiliation publique, notre externe préférera lui aussi une présentation diplomatique des faits : « J’étais occupé à lire l’énoncé quand la chaudière a explosé. »
Et ainsi de suite, du matin au soir, de matière en matière, de professeur en professeur, de jour en jour, dans une exponentielle du mensonge qui aboutit au fameux « C’est ma mère !… Elle est morte ! » de François Truffaut.
Après cette journée passée à mentir à l’institution scolaire, la première question que notre mauvais externe entendra en rentrant à la maison est l’invariable :
— Alors, ça s’est bien passé aujourd’hui ?
— Très bien. Nouveau mensonge.
Qui lui aussi demande à être coupé d’un soupçon de vérité :
— En histoire la prof m’a demandé 1515, j’ai répondu Marignan, elle était très contente !
(Allez, ça tiendra bien jusqu’à demain.)
Mais demain vient aussitôt et les journées se répètent, et notre externe reprend ses va-et-vient entre l’école et la famille, et toute son énergie mentale s’épuise à tisser un subtil réseau de pseudo-cohérence entre les mensonges proférés à l’école et les demi-vérités servies à la famille, entre les explications fournies aux uns et les justifications présentées aux autres, entre les portraits à charge des professeurs qu’il fait aux parents et les allusions aux problèmes familiaux qu’il glisse à l’oreille des professeurs, un atome de vérité dans les uns et dans les autres, toujours, car ces gens-là finiront par se rencontrer, parents et professeurs, c’est inévitable, et il faut songer à cette rencontre, peaufiner sans cesse la fiction vraie qui fera le menu de cette entrevue.
Cette activité mentale mobilise une énergie sans commune mesure avec l’effort consenti par le bon élève pour faire un bon devoir. Notre mauvais externe s’y épuise. Le voudrait-il (il le veut sporadiquement) qu’il n’aurait plus aucune force pour se mettre à travailler vraiment. La fiction où il s’englue le tient prisonnier ailleurs, quelque part entre l’école à combattre et la famille à rassurer, dans une troisième et angoissante dimension où le rôle dévolu à l’imagination consiste à colmater les innombrables brèches par où peut surgir le réel sous ses aspects les plus redoutés : mensonge découvert, colère des uns, chagrin des autres, accusations, sanctions, renvoi peut-être, retour à soi-même, culpabilité impuissante, humiliation, délectation morose : Ils ont raison, je suis nul, nul, nul. Je suis un nul.
Or, dans la société où nous vivons, un adolescent installé dans la conviction de sa nullité — voilà au moins une chose que l’expérience vécue nous aura apprise — est une proie.
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Les raisons pour lesquelles il arrive aux professeurs et aux parents de passer outre ces mensonges, voire d’en être complices, sont trop nombreuses pour être discutées. Combien de bobards quotidiens sur quatre ou cinq classes de trente-cinq élèves ? peut légitimement se demander un professeur. Où trouver le temps nécessaire à ces enquêtes ? Suis-je, d’ailleurs, un enquêteur ? Dois-je, sur le plan de l’éducation morale, me substituer à la famille ? Si oui, dans quelles limites ? Et ainsi de suite, litanie d’interrogations dont chacune fait, un jour ou l’autre, l’objet d’une discussion passionnée entre collègues.