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Un autre élément de ma métamorphose fut l’irruption de l’amour dans ma prétendue indignité. L’amour ! Parfaitement inimaginable à l’adolescent que je croyais être. La statistique, pourtant, disait son surgissement probable, voire certain. (Mais non, pensez donc, inspirer de l’amour, moi ? Et à qui ?) Il se présenta pour la première fois sous la forme d’une émouvante rencontre de vacances, s’exprima essentiellement dans une copieuse correspondance, et s’acheva par une rupture consentie au nom de notre jeunesse et de la distance géographique qui nous séparait. L’été suivant, le cœur brisé par la fin de cette passion semi-platonique, je m’engageai comme mousse sur un cargo, un des derniers liberty ships en service sur l’Atlantique, et jetai à la mer un paquet de lettres à faire ricaner les requins. Il fallut attendre deux ans pour qu’un autre amour devienne le premier, par l’importance que, dans ce domaine, les actes confèrent à la parole. Un autre genre d’incarnation, qui révolutionna ma vie et signa l’arrêt de mort de ma cancrerie. Une femme m’aimait ! Pour la première fois de ma vie mon nom résonnait à mes propres oreilles ! Une femme m’appelait par mon nom ! J’existais aux yeux d’une femme, dans son cœur, entre ses mains, et déjà dans ses souvenirs, son premier regard du lendemain me le disait ! Choisi parmi tous les autres ! Moi ! Préféré ! Moi ! Par elle ! (Une élève d’hypokhâgne, qui plus est, quand j’allais redoubler ma terminale !) Mes derniers barrages sautèrent : tous les livres lus nuitamment, ces milliers de pages pour la plupart effacées de ma mémoire, ces connaissances stockées à l’insu de tous et de moi-même, enfouies sous tant de couches d’oubli, de renoncement et d’autodénigrement, ce magma de mots bouillonnant d’idées, de sentiments, de savoirs en tout genre, fit soudain exploser la croûte d’infamie et jaillit dans ma cervelle qui prit des allures de firmament infiniment étoile ! En somme, je planais, comme disent les heureux d’aujourd’hui. J’aimais et on m’aimait ! Comment tant d’ardeur impatiente pouvait-elle susciter tant de calme et tant de certitude ? Quelle confiance me faisait-on, tout à coup ! Et quelle confiance avais-je soudain en moi ! Pendant les quelques années que dura ce bonheur, il ne fut plus question de faire l’imbécile. Les bouchées doubles, oui. Après le bac, j’éliminai en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire une licence et une maîtrise de lettres, l’écriture de mon premier roman, des cahiers entiers d’aphorismes que j’appelais sans rire mes Laconiques, et la production d’innombrables dissertations, dont certaines destinées aux khâgneuses amies de mon amie qui réclamaient mes lumières sur tel point d’histoire, de littérature ou de philosophie. Dans la foulée je m’étais même offert le luxe d’une hypokhâgne que j’abandonnai en cours de route pour la rédaction de ce fameux premier roman. Laisser aller ma propre plume, voler de mes propres ailes, dans mon propre ciel ! Je ne voulais rien d’autre. Et que mon amie continuât de m’aimer.

À la blague de mon père sur la révolution nécessaire à ma licence et sur le risque d’un conflit planétaire si je tentais l’agreg, j’ai ri de bon cœur et rétorqué que, pas du tout, pas la révolution, Papa, l’amour, nom de Dieu ! L’amour depuis trois ans ! La révolution nous l’avons faite au lit, elle et moi ! Quant à l’agreg, pas d’agreg, je n’aime pas les jeux de hasard ! Ni de Capes ! Assez perdu de temps comme ça. Une maîtrise et basta : le minimum vital du professeur. Petit prof, Papa. Dans des petites boîtes s’il le faut. Retour sur le lieu du crime. M’y occuper des gosses qui sont tombés dans la poubelle de Djibouti. M’occuper d’eux avec le clair souvenir de ce que je fus. Pour le reste, la littérature ! Le roman ! L’enseignement et le roman ! Lire, écrire, enseigner !

Mon réveil doit aussi beaucoup à la ténacité de ce père faussement lointain. Jamais découragé par mon découragement, il a su résister à toutes mes tentatives de fuite : cette supplique véhémente, par exemple, à quatorze ans, pour qu’il me fasse entrer aux enfants de troupe. Nous en avons beaucoup ri vingt ans plus tard, quand, libéré de mon service, je lui ai donné à lire la mention inscrite sur mon livret militaire, Grades successifs : deuxième classe.

— Successivement deuxième classe, alors ? C’est bien ce que je pensais : inapte à l’obéissance et aucun goût pour le commandement.

Il y eut ce vieil ami aussi, Jean Rolin, professeur de philo, père de Nicolas, de Jeanne et de Jean-Paul, mes compagnons d’adolescence. Chaque fois que je ratais le bac, il m’invitait dans un excellent restaurant, pour me convaincre, une fois de plus, que chacun va son rythme et que je faisais tout bonnement un retard d’éclosion. Jean, mon cher Jean, que ces pages — si tardives en effet — te fassent sourire, au paradis des philosophes.

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Bref, on devient.

Mais on ne change pas tellement. On fait avec ce qu’on est.

Voilà qu’à la fin de cette deuxième partie, je m’offre une crise de doute. Doute quant à la nécessité de ce livre, doute quant à mes capacités à l’écrire, doute sur moi-même tout simplement, doute qui s’épanouira bientôt en considérations ironiques sur l’ensemble de mon travail, voire ma vie entière… Doute proliférant… Ces crises sont fréquentes. Elles ont beau être un héritage de ma cancrerie, je ne m’y habitue pas. On doute toujours pour la première fois et j’ai le doute ravageur. Il me pousse vers ma pente naturelle. Je résiste mais de jour en jour je redeviens le mauvais élève que j’essaye de décrire. Les symptômes sont rigoureusement pareils à ceux de mes treize ans : rêverie, procrastination, éparpillement, hypocondrie, nervosité, délectation morose, sautes d’humeur, jérémiades et, pour finir, sidération devant l’écran de mon ordinateur, comme jadis devant l’exercice à faire, l’interro à préparer… Je suis là, ricane le cancre que je fus.

Je lève les yeux. Mon regard erre sur le Vercors sud. Pas une maison à l’horizon. Ni une route. Ni un individu. Des champs pierreux bordés de montagnes rases où s’épanouissent par-ci par-là des bouquets de hêtres comme des panaches silencieux. Sur tout ce vide bourgeonne immensément un ciel de menace. Dieu que j’aime ce paysage ! Au fond, une de mes grandes joies aura été de m’offrir cet exil qu’enfant je réclamais à mes parents… Cet horizon en deçà duquel nul n’a de comptes à rendre à personne. (Sauf ce petit lapin à cette buse, là-haut, qui a des vues sur lui…) Au désert, le tentateur, ce n’est pas le diable, c’est le désert lui-même : tentation naturelle de tous les abandons.

Bon, ça va comme ça, arrête ton cirque, remets-toi au travail.

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Et on se remet au travail. Ligne après ligne on continue de devenir, avec ce livre qui se fait. On devient.

Les uns après les autres, nous devenons.

Ça se passe rarement comme prévu, mais une chose est sûre : nous devenons.

La semaine dernière, comme je sors d’un cinéma, une petite fille, neuf ou dix ans, me course dans la rue et me rattrape tout essoufflée :