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— Monsieur, monsieur !

Quoi donc ? Ai-je oublié mon parapluie au cinoche ? Tout sourire, la petite désigne du doigt un type qui nous regarde, de l’autre côté de la rue.

— C’est mon grand-père, monsieur ! Grand-père ébauche un salut un peu gêné.

— Il n’ose pas vous dire bonjour, mais vous avez été son professeur.

Nom d’un chien, son grand-père ! J’ai été le professeur de son grand-père ! Eh oui, nous devenons.

Vous quittez une gamine en quatrième, nulle, nulle, nulle, de son propre aveu (« Qu’est-ce que j’étais nulle ! »), et vingt ans plus tard une jeune femme vous interpelle dans une rue d’Ajaccio, radieuse, assise à la terrasse d’un café :

— Monsieur, Ne touchez pas l’épaule du cavalier qui passe !

Vous vous arrêtez, vous vous retournez, la jeune femme vous sourit, vous lui récitez la suite de L’allée, ce poème de Supervielle qu’apparemment vous connaissez tous les deux :

Il se retournerait Et ce serait la nuit, Une nuit sans étoile, Sans courbe ni nuage.

Elle éclate de rire, elle demande :

— Que deviendrait alors Tout ce qui fait le ciel, La lune et son passage Et le bruit du soleil ?

Et vous répondez à l’enfant réapparue dans le sourire de la femme, l’enfant rétive à qui vous aviez jadis appris ce poème :

Il vous faudrait attendre qu’un second cavalier Aussi puissant que l’autre Consentît à passer.

À Paris, je bavarde avec des amis, dans un café. D’une table voisine un homme me pointe du doigt en me regardant fixement. Je lève les yeux et lui demande d’un hochement de front ce qu’il me veut. Il m’appelle alors par un autre nom que le mien :

— Don Segundo Sombra !

Ce faisant, il me fait faire un bond vertigineux dans le temps.

— Toi, je t’ai eu en 1982 ! En cinquième.

— Tout juste, monsieur. Et cette année-là vous nous avez lu Don Segundo Sombra, un roman argentin, de Ricardo Guiraldes.

Je ne me rappelle jamais le nom de ces élèves de rencontre, ni d’ailleurs leurs visages, mais dès les premiers vers, les premiers titres de romans évoqués, les premières allusions à un cours précis, quelque chose se recompose de l’adolescent qui ne voulait pas lire ou de la petite qui prétendait ne rien comprendre à rien ; ils me redeviennent aussi familiers que les vers de Supervielle ou le nom de Segundo Sombra qui, eux, va savoir pourquoi, n’ont pas subi l’érosion du temps. Ils sont à la fois cette gamine apeurée et cette jeune femme qui fait aujourd’hui la mode de sa génération, ce garçon buté et ce commandant de bord qui bouquine au-dessus des océans, pilote automatique enclenché.

À chaque rencontre, on constate qu’une vie s’est épanouie, aussi imprévisible que la forme d’un nuage.

Et n’allez pas vous imaginer que ces destins doivent tant que ça à votre influence de professeur ! Je regarde l’heure à la montre gousset que Minne, ma femme, m’a offerte pour quelque ancien anniversaire et qui ne me quitte jamais. Ce genre de montre à double boîtier s’appelle une savonnette. Donc, je consulte ma savonnette et voilà que je glisse quinze ans en arrière, lycée H, salle F, où je suis occupé à surveiller une soixantaine de premières et de terminales qui planchent dans un silence d’avenir. Tous noircissent du papier à qui mieux mieux, sauf Emmanuel, sur ma droite, près de la fenêtre à trois ou quatre rangs de mon estrade. Nez au vent, copie blanche, Emmanuel. Nos regards se croisent. Le mien se fait explicite : Alors quoi ? copie blanche ? tu vas t’y mettre, oui ? Emmanuel me fait signe d’approcher. Je l’ai eu comme élève deux ans plus tôt. Malin, vif, cossard, inventif, drôle et déterminé. Et, pour l’instant, copie ostensiblement blanche. Je consens à m’approcher, histoire de lui secouer les puces, mais il coupe court à mon tir de semonce en lâchant, dans un soupir définitif :

— Si vous saviez comme ça m’emmerde, monsieur ! Que faut-il faire d’un pareil élève ? L’abattre sur place ? Dans l’expectative, et bien que ce ne soit pas le moment, je demande :

— Et peut-on savoir ce qui t’intéresse ?

— Ça.

Répond-il en me rendant ma savonnette, qu’il m’a fauchée sans que je m’en aperçoive.

— Et ça, ajoute-t-il en me rendant mon stylo.

— Pickpocket ? Tu veux devenir pickpocket ?

— Prestidigitateur, monsieur.

Ce qu’il devint, ma foi, qu’il est encore, et renommé, sans que j’y sois pour rien.

Oui, il arrive parfois que des projets se réalisent, que des vocations s’accomplissent, que le futur honore ses rendez-vous. Un ami m’assure qu’une surprise m’attend dans le restaurant où il m’invite. J’y vais. La surprise est de taille. C’est Rémi, le maître-queux du lieu. Impressionnant du haut de son mètre quatre-vingts et sous sa blanche toque de chef ! Je ne le reconnais pas d’abord, mais il me rafraîchit la mémoire en déposant sous mes yeux une copie rédigée par lui et corrigée par moi vingt-cinq ans plus tôt. 13/20. Sujet : Faites votre portrait à quarante ans. Or, l’homme de quarante ans qui se tient debout devant moi, souriant et vaguement intimidé par l’apparition de son vieux professeur, est très exactement celui que le jeune garçon décrivait dans sa copie : le chef d’un restaurant dont il comparait les cuisines à la salle des machines d’un paquebot de haute mer. Le correcteur avait apprécié, en rouge, et avait émis le souhait de s’asseoir un jour à la table de ce restaurant…

C’est le genre de situation où vous ne regrettez pas d’être devenu ce professeur que, désormais, vous n’êtes plus.

Nous devenons, nous devenons, tous autant que nous sommes, et nous nous croisons parfois entre devenus. Isabelle, la semaine dernière, rencontrée dans un théâtre, étonnamment semblable en sa proche quarantaine à la gamine de seize ans qui fut mon élève en seconde… Elle avait échoué dans ma classe après son deuxième renvoi. (« Mon deuxième renvoi en trois ans, tout de même ! ») Orthophoniste à présent, au sourire avisé.

Comme les autres, elle me demande :

— Vous vous souvenez d’Unetelle ? Et d’Untel ? Et de tel autre ?

Hélas, ô mes élèves, ma fichue mémoire se refuse toujours à l’archivage des noms propres. Leurs majuscules continuent de faire barrage. Il me suffisait des grandes vacances pour oublier la plupart de vos noms, alors, vous pensez, avec toutes ces années ! Une sorte de siphonnage permanent lessive ma cervelle, qui élimine, avec les vôtres, le nom des auteurs que je lis, les titres de leurs bouquins ou ceux des films que je vois, les villes que je traverse, les itinéraires que je suis, les vins que je bois… Ce qui ne signifie pas que vous sombriez dans mon oubli ! Qu’il me soit seulement donné de vous revoir cinq minutes, et la bouille confiante de Rémi, le grand rire de Nadia, la malice d’Emmanuel, la gentillesse pensive de Christian, la vivacité d’Axelle, l’inoxydable bonne humeur d’Arthur ressuscitent l’élève dans cet homme ou cette femme qui me font, en me croisant, le plaisir de reconnaître leur professeur. Je peux bien vous l’avouer aujourd’hui, votre mémoire a toujours été plus véloce et plus fiable que la mienne, même en ces temps où nous apprenions ensemble ces textes hebdomadaires que nous devions pouvoir nous réciter mutuellement à n’importe quel moment de l’année. Bon an mal an, une trentaine de textes en tout genre, dont Isabelle déclare fièrement :