— Je n’en ai pas oublié un seul, monsieur !
— J’imagine que tu avais tes préférés…
— Oui, celui-ci par exemple, dont vous aviez précisé que nous serions mûrs pour le comprendre dans une soixantaine d’années.
Et de me réciter le texte en question qui, en effet, tombe à pic pour clore le chapitre du devenir :
Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine (par exemple) qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que — tout accident écarté — une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. »
Dans une esquisse de révérence Isabelle lâche le nom de l’auteur : Franz Kafka. Et précise :
— Dans la traduction de Vialatte, celle que vous préfériez.
III
Y
ou le présent d’incarnation
Je n’y arriverai jamais
1
— J’y arriverai jamais, m’sieur.
— Tu dis ?
— J’y arriverai jamais !
— Où veux-tu aller ?
— Nulle part ! Je veux aller nulle part !
— Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver ?
— C’est pas ce que je veux dire !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que j’y arriverai jamais, c’est tout !
— Écris-nous ça au tableau : Je n’y arriverai jamais.
Je ni arriverai jamais.
— Tu t’es trompé de n’y. Celui-ci est une conjonction négative, je t’expliquerai plus tard. Corrige. N’y, ici, s’écrit n apostrophe, y. Et arriver prend deux r.
Je n’y arriverai jamais.
— Bon. Qu’est-ce que c’est que ce « y », d’après toi ?
— Je sais pas.
— Qu’est-ce qu’il veut dire ?
— Je sais pas.
— Eh bien il faut absolument qu’on trouve ce qu’il veut dire, parce que c’est lui qui te fait peur, ce « y ».
— J’ai pas peur.
— Tu n’as pas peur ?
— Non.
— Tu n’as pas peur de ne pas y arriver ?
— Non, je m’en branle.
— Pardon ?
— Ça m’est égal, quoi, je m’en moque !
— Tu te moques de ne pas y arriver ?
— Je m’en moque, c’est tout.
— Et ça, tu peux l’écrire au tableau ?
— Quoi, je m’en moque ?
— Oui.
Je mens moque.
— M apostrophe en. Là tu as écrit le verbe mentir à la première personne du présent.
Je m’en moque.
— Bon, et ce « en » justement, qu’est-ce que c’est que ce « en » ?
— Ce « en », qu’est-ce que c’est ?
— Je sais pas, moi… C’est tout ça !
— Tout ça quoi ?
— Tout ce qui me gonfle !
2
Dès les premières heures de cours, cette année-là, nous nous étions attaqués à ce « y », à ce « en », à ce « tout », à ce « ça », mes élèves et moi. C’est par eux que nous avions entamé l’assaut du bastion grammatical. Si nous voulions nous installer solidement dans l’indicatif présent de notre cours, il fallait régler leur compte à ces mystérieux agents de désincarnation. Priorité absolue ! Nous avons donc fait la chasse aux pronoms flous. Ces mots énigmatiques se présentaient comme autant d’abcès à vider.
« Y », d’abord. Nous avons commencé par ce fameux « y » auquel on n’arrive jamais. Passons sur sa dénomination de pronom adverbial qui résonne comme du chinois à l’oreille de l’élève qui l’entend pour la première fois, ouvrons-lui le ventre, extirpons-en tous les sens possibles, nous lui collerons son étiquette grammaticale en le recousant, après avoir remis en place ses entrailles dûment répertoriées. Les grammairiens lui accordent une valeur imprécise. Eh bien précisons, précisons !
En l’occurrence, cette année-là, pour ce garçon-là, qui braillait et lâchait des gros mots comme on roule des mécaniques, « y » était le souvenir cuisant d’un exercice de math sur lequel il venait de se casser les dents. L’exercice avait déclenché la crise : stylo jeté, cahier claqué (de toute façon j’y comprends rien, je m’en branle, ça me gonfle, etc.), élève fichu à la porte et piquant une nouvelle crise à l’heure suivante, chez moi, en français, où il se heurtait à une autre difficulté, grammaticale celle-là, mais qui le renvoyait brutalement au souvenir de la précédente…
— J’y arriverai jamais, je vous dis. L’école c’est pas fait pour moi, m’sieur !
(Débat national, mon petit gars, et bientôt séculaire. Savoir si l’école est faite pour toi ou toi pour l’école, tu n’imagines pas comme on s’étripe à ce propos dans l’olympe éducatif.)
— Il y a trois ans, pensais-tu que tu serais un jour en quatrième ?
— Pas vraiment, non. Et puis, en CM2 ils voulaient que je redouble.
— Eh bien tu y es quand même, en quatrième. Tu y es arrivé.
(À l’ancienneté, peut-être, en piètre état je te l’accorde, de plus ou moins bon gré, ça te regarde, à plus ou moins juste titre, ça se discute en haut lieu, mais tu y es quand même arrivé, le fait est là, et nous tous avec toi, et maintenant que nous y sommes, nous allons y passer l’année, y travailler, en profiter pour résoudre quelques problèmes, à commencer par les plus urgents de tous : cette peur de ne pas y arriver, cette tentation de t’en foutre, et cette manie de tout fourrer dans le même tout. Il y a des tas de gens, dans cette ville, qui ont peur de ne pas y arriver et qui croient s’en foutre… Mais ils ne s’en foutent pas du tout ; ils friment, ils dépriment, ils dérivent, ils gueulent, ils cognent, ils jouent à faire peur, mais s’il y a une chose dont ils ne se foutent pas, c’est bien de ce « y » et de ce « en » qui leur pourrissent la vie, et de ce « tout » qui les gonfle.)
— Ça sert à rien, de toute façon !
— D’accord, on va s’occuper de ce « ça », aussi et de ce « rien ». Et du verbe « servir », tant qu’on y est. Parce qu’il commence à me taper sur les nerfs, le verbe « servir » ! Ça sert à rien, ça sert à rien, et dans ta bouche, maintenant, il sert à quoi, le verbe « servir » ? Il est temps de lui poser la question.
Cette année-là, donc, nous avons ouvert le ventre de ce « y », de ce « en », de ce « ça », de ce « tout », de ce « rien ». Chaque fois qu’ils faisaient irruption dans la classe, nous partions à la recherche de ce que nous cachaient ces mots si déprimants. Nous avons vidé ces outres infiniment extensibles de ce qui alourdit la barque de l’élève en perdition, nous les avons vidées comme on écope un canot sur le point de couler, et nous avons examiné de près le contenu de ce que nous jetions par-dessus bord :
« Y » : cet exercice de math d’abord, qui avait mis le feu aux poudres.
« Y » : celui de grammaire, ensuite, qui avait rallumé l’incendie. (La grammaire, ça me gonfle encore plus que les math, m’sieur !)