Et ainsi de suite : « y », la langue anglaise qui ne se laissait pas saisir, « y », la techno qui le gonflait comme le reste (dix ans plus tard elle lui prendrait la tête et dix ans plus tard encore elle le gaverait), « y », les résultats que tous les adultes attendaient vainement de lui, bref « y », tous les aspects de sa scolarité.
D’où l’apparition du « en », de s’en moquer (s’en foutre, s’en taper, s’en branler, histoire de tester la résistance des oreilles enseignantes. Encore une vingtaine d’années et s’en battre les couilles viendrait s’ajouter à la liste).
« En », le constat quotidien de son échec, « En », l’opinion que les adultes ont de lui, « En », ce sentiment d’humiliation qu’il préfère reconvertir en haine des professeurs et en mépris des bons élèves…
D’où son refus de chercher à comprendre l’énorme « ça » qui ne sert à « rien », cette envie permanente d’être ailleurs, de faire autre chose, n’importe où ailleurs et n’importe quoi d’autre.
Leur dissection scrupuleuse de ce « y » révéla à ces élèves l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes : des nuls fourvoyés dans un univers absurde, qui préféraient s’en foutre, puisqu’ils ne s’y voyaient aucun avenir.
— Même pas en rêve, monsieur ! No future.
« Y » ou l’avenir inaccessible.
Seulement à ne s’envisager aucun futur, on ne s’installe pas non plus dans le présent. On est assis sur sa chaise mais ailleurs, prisonnier des limbes de la déploration, un temps qui ne passe pas, une sorte de perpétuité, un sentiment de torture qu’on ferait payer à n’importe qui, et au prix fort.
D’où ma résolution de professeur : user de l’analyse grammaticale pour les ramener ici, maintenant, afin d’y éprouver le délice très particulier de comprendre à quoi sert un pronom adverbial, un mot capital qu’on utilise mille fois par jour, sans y penser. Parfaitement inutile, devant cet élève en colère, de se perdre en arguties morales ou psychologiques, l’heure n’est pas au débat, elle est à l’urgence.
Une fois « y » et « en » vidés et nettoyés, nous les avons dûment étiquetés. Deux pronoms adverbiaux fort pratiques pour noyer le poisson dans une conversation épineuse. Nous les avons comparés à des caves du langage, ces pronoms, à des greniers inaccessibles, à une valise qu’on n’ouvre jamais, à un paquet oublié dans une consigne dont on aurait perdu la clef.
— Une planque, monsieur, une sacrée planque !
Pas si bonne en l’occurrence. On croit s’y cacher et voilà que la planque nous digère. « Y » et « en » nous avalent et nous ne savons plus qui nous sommes.
3
Les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe, la peur de lire par la lecture, celle de ne pas comprendre par l’immersion dans le texte, et l’habitude de ne pas réfléchir par le calme renfort d’une raison strictement limitée à l’objet qui nous occupe, ici, maintenant, dans cette classe, pendant cette heure de cours, tant que nous y sommes.
J’ai hérité cette conviction de ma propre scolarité. On m’y a beaucoup fait la morale, on a souvent essayé de me raisonner, et avec bienveillance, car les gentils ne manquent pas chez les professeurs. Le directeur du collège où m’avait expédié mon cambriolage domestique, par exemple. C’était un marin, un ancien commandant de bord, rompu à la patience des océans, père de famille et mari attentif d’une épouse qu’on disait atteinte d’un mal mystérieux. Un homme fort occupé par les siens et par la direction de ce pensionnat où les cas de mon espèce ne manquaient pas. Combien d’heures a-t-il pourtant épuisées à me convaincre que je n’étais pas l’idiot que je prétendais être, que mes rêves d’exil africain étaient des tentatives de fuite, et qu’il suffisait de me mettre sérieusement au travail pour lever l’hypothèque que mes jérémiades faisaient peser sur mes aptitudes ! Je le trouvais bien bon de s’intéresser à moi, lui qui avait tant de soucis, et je promettais de me reprendre, oui, oui, tout de suite. Seulement, dès que je me retrouvais en cours de math, ou à l’étude du soir penché sur une leçon de sciences naturelles, il ne restait plus rien de l’invincible confiance que j’avais retirée de notre entretien. C’est que nous n’avions pas parlé d’algèbre, monsieur le directeur et moi, ni de la photosynthèse, mais de volonté, mais de concentration, c’était de moi que nous avions parlé, un moi tout à fait susceptible de progresser, il en était convaincu, si je m’y mettais vraiment ! Et ce moi, gonflé d’un soudain espoir, jurait de s’appliquer, de ne plus se raconter d’histoires ; hélas, dix minutes plus tard, confronté à l’algébricité du langage mathématique, il se vidait comme une baudruche, ce moi, et à l’étude du soir il n’était plus que renoncement devant le goût inexplicable des plantes pour le gaz carbonique via l’étrange chlorophylle. Je redevenais le crétin familier qui n’y comprendrait jamais rien, pour la raison qu’il n’y avait jamais rien compris.
De cette mésaventure tant de fois répétée, la conviction m’est restée qu’il fallait parler aux élèves le seul langage de la matière que je leur enseignais. Peur de la grammaire ? Faisons de la grammaire. Pas d’appétit pour la littérature ? Lisons ! Car, aussi étrange que cela puisse vous paraître, ô nos élèves, vous êtes pétris des matières que nous vous enseignons. Vous êtes la matière même de toutes nos matières. Malheureux à l’école ? Peut-être. Chahutés par la vie ? Certains, oui. Mais à mes yeux, faits de mots, tous autant que vous êtes, tissés de grammaire, remplis de discours, même les plus silencieux ou les moins armés en vocabulaire, hantés par vos représentations du monde, pleins de littérature en somme, chacun d’entre vous, je vous prie de me croire.
4
Vanité des interventions psychologiques les mieux intentionnées. Classe de première. Jocelyne est en larmes, le cours ne peut pas commencer. Il n’y a pas plus étanche que le chagrin pour faire écran au savoir. Le rire, on peut l’éteindre d’un regard, mais les larmes…
— Est-ce que quelqu’un a une histoire drôle en réserve ? Il faut faire rire Jocelyne pour qu’on puisse commencer. Creusez-vous la cervelle. Une histoire très drôle. Budget, trois minutes, pas plus ; Montesquieu nous attend.
L’histoire drôle jaillit.
Elle est drôle en effet.
Tout le monde rigole, y compris Jocelyne, que j’invite à venir me parler pendant la récréation, si elle en éprouve le besoin.
— D’ici là, tu ne t’occupes que de Montesquieu.
Récré. Jocelyne m’expose son malheur. Ses parents ne s’entendent plus. Ils se disputent du matin au soir. Se disent des horreurs. La vie à la maison est infernale, la situation déchirante. Bon, me dis-je, encore deux coureurs de fond qui ont mis vingt ans à se trouver mal assortis ; il y a du divorce dans l’air. Jocelyne, qui n’est pas une mauvaise élève, dégringole dans toutes les matières. Et me voilà bricolant dans son chagrin. Mieux vaut, lui dis-je très prudemment, peut-être, le divorce, tu sais, Jocelyne, enfin… deux divorcés apaisés te seront plus supportables qu’un couple acharné à se détruire… Etc.
Jocelyne fond de nouveau en larmes :
— Justement, monsieur, ils avaient décidé de divorcer, mais ils viennent d’y renoncer !
Ah ! Bon.
Bon, bon, bon.
Bien.
C’est toujours plus compliqué que ne le croit l’apprenti psychologue.