— Connais-tu Maisie Farange ?
— Non, qui c’est ?
— C’est la fille de Beale Farange et de sa femme, dont j’ai oublié le prénom. Deux divorcés célèbres en leur temps. Maisie était petite quand ils se sont séparés, mais elle n’en a pas perdu une miette. Tu devrais faire sa connaissance. C’est un roman. D’un Américain. Henry James. Ce que savait Maisie.
Roman complexe au demeurant, que Jocelyne lut durant les semaines suivantes, stimulée par le terrain même de la bataille conjugale. (« Ils se balancent les mêmes arguments que les Farange, monsieur ! »)
Eh oui, pour être saignante de vrai sang, la guerre des couples et le chagrin des enfants n’en sont pas moins littéraires.
Cela dit, quand Montesquieu fait l’honneur de sa présence à notre classe, on se doit d’être présent à Montesquieu.
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Leur présence en classe… Pas commode, pour ces garçons et ces filles de fournir cinquante-cinq minutes de concentration, dans cinq ou six cours successifs, selon cet emploi si particulier que l’école fait du temps.
Quel casse-tête, l’emploi du temps ! Répartition des classes, des matières, des heures, des élèves, en fonction du nombre de salles, de la constitution des demi-groupes, du nombre de matières optionnelles, de la disponibilité des labos, des desiderata incompatibles du professeur de ceci et de la professeur de cela… Il est vrai qu’aujourd’hui la tête du proviseur est sauvée par l’ordinateur auquel il confie ces paramètres : « Désolé pour votre mercredi après-midi, madame Untel, c’est l’ordinateur. »
— Cinquante-cinq minutes de français, expliquais-je à mes élèves, c’est une petite heure avec sa naissance, son milieu et sa fin, une vie entière, en somme.
Cause toujours, auraient-ils pu me répondre, une vie de littérature qui ouvre sur une vie de mathématiques, laquelle donne sur une pleine existence d’histoire, qui vous propulse sans raison dans une autre vie, anglaise celle-là, ou allemande, ou chimique, ou musicale… Ça en fait des réincarnations en une seule journée ! Et sans aucune logique ! C’est Alice au pays des merveilles, votre emploi du temps : on prend le thé chez le lièvre de mars et on se retrouve sans transition à jouer au croquet avec la reine de cœur. Une journée passée dans le shaker de Lewis Carroll, le merveilleux en moins, vous parlez d’une gymnastique ! Et ça se donne des allures de rigueur, par-dessus le marché, une absolue pagaille taillée comme un jardin à la française, bosquet de cinquante-cinq minutes par bosquet de cinquante-cinq minutes. Il n’y a guère que la journée d’un psychanalyste et le salami du charcutier pour être découpés en tranches aussi égales. Et ça, toutes les semaines de l’année ! Le hasard sans la surprise, un comble !
Il serait tentant de leur répondre : Cessez de rouspéter, chers élèves, et mettez-vous à notre place, votre comparaison avec le psychanalyste n’est d’ailleurs pas mauvaise ; tous les jours dans son cabinet, le pauvre, à voir défiler le malheur du monde, et nous dans nos classes à voir défiler son ignorance, par groupes de trente-cinq et à heure fixe, notre vie entière, laquelle — perception logarithmique ou pas — est beaucoup plus longue que votre trop brève jeunesse, vous verrez, vous verrez…
Mais non, ne jamais demander à un élève de se mettre à la place d’un professeur, la tentation du ricanement est trop forte. Et ne jamais lui proposer de mesurer son temps au nôtre : notre heure n’est vraiment pas la sienne, nous n’évoluons pas dans la même durée. Quant à lui parler de nous ou de lui-même, pas question : hors sujet. Nous en tenir à ce que nous avons décidé : cette heure de grammaire doit être une bulle dans le temps. Mon travail consiste à faire en sorte que mes élèves se sentent exister grammaticalement pendant ces cinquante-cinq minutes.
Pour y parvenir, ne pas perdre de vue que les heures ne se ressemblent pas : les heures de la matinée ne sont pas celles de l’après-midi ; les heures du réveil, les heures digestives, celles qui précèdent les récréations, celles qui les suivent, toutes sont différentes. Et l’heure qui succède au cours de math ne se présente pas comme celle qui suit le cours de gym…
Ces différences n’ont guère d’incidence sur l’attention des bons élèves. Ceux-ci jouissent d’une faculté bénie : changer de peau à bon escient, au bon moment, au bon endroit, passer de l’adolescent agité à l’élève attentif, de l’amoureux éconduit au matheux concentré, du joueur au bûcheur, de Tailleurs à l’ici, du passé au présent, des mathématiques à la littérature… C’est leur vitesse d’incarnation qui distingue les bons élèves des élèves à problèmes. Ceux-ci, comme le leur reprochent leurs professeurs, sont souvent ailleurs. Ils se libèrent plus difficilement de l’heure précédente, ils traînent dans un souvenir ou se projettent dans un quelconque désir d’autre chose. Leur chaise est un tremplin qui les expédie hors de la classe à la seconde où ils s’y posent. À moins qu’ils ne s’y endorment. Si je veux espérer leur pleine présence mentale, il me faut les aider à s’installer dans mon cours. Les moyens d’y arriver ? Cela s’apprend, surtout sur le terrain, à la longue. Une seule certitude, la présence de mes élèves dépend étroitement de la mienne : de ma présence à la classe entière et à chaque individu en particulier, de ma présence à ma matière aussi, de ma présence physique, intellectuelle et mentale, pendant les cinquante-cinq minutes que durera mon cours.
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Ô le souvenir pénible des cours où je n’y étais pas ! Comme je les sentais flotter, mes élèves, ces jours-là, tranquillement dériver pendant que j’essayais de rameuter mes forces. Cette sensation de perdre ma classe… Je n’y suis pas, ils n’y sont plus, nous avons décroché. Pourtant, l’heure s’écoule. Je joue le rôle de celui qui fait cours, ils font ceux qui écoutent. Bien sérieuse notre mine commune, blabla d’un côté, griffonnage de l’autre, un inspecteur s’en satisferait peut-être ; pourvu que la boutique ait l’air ouverte… Mais je n’y suis pas, nom d’un chien, je n’y suis pas, aujourd’hui, je suis ailleurs. Ce que je dis ne s’incarne pas, ils se foutent éperdument de ce qu’ils entendent. Ni questions ni réponses. Je me replie derrière le cours magistral. L’énergie démesurée que je dilapide alors pour faire prendre ce ridicule filet de savoir ! Je suis à cent lieues de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de cette classe, de ce bahut, de cette situation, je m’épuise à réduire la distance mais pas moyen, je suis aussi loin de ma matière que de ma classe. Je ne suis pas le professeur, je suis le gardien du musée, je guide mécaniquement une visite obligatoire.
Ces heures ratées me laissaient sur les genoux. Je sortais de ma classe épuisé et furieux. Une fureur dont mes élèves risquaient de faire les frais toute la journée, car il n’y a pas plus prompt à vous engueuler qu’un professeur mécontent de lui-même. Attention les mômes, rasez les murs, votre prof s’est donné une mauvaise note, le premier responsable venu fera l’affaire ! Sans parler de la correction de vos copies, ce soir, à la maison. Un domaine où la fatigue et la mauvaise conscience ne sont pas bonnes conseillères ! Mais non, pas de copies ce soir, et pas de télé, pas de sortie, au lit ! La première qualité d’un professeur, c’est le sommeil. Le bon professeur est celui qui se couche tôt.
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Elle est immédiatement perceptible, la présence du professeur qui habite pleinement sa classe. Les élèves la ressentent dès la première minute de l’année, nous en avons tous fait l’expérience : le professeur vient d’entrer, il est absolument là, cela s’est vu à sa façon de regarder, de saluer ses élèves, de s’asseoir, de prendre possession du bureau. Il ne s’est pas éparpillé par crainte de leurs réactions, il ne s’est pas recroquevillé sur lui-même, non, il est à son affaire, d’entrée de jeu, il est présent, il distingue chaque visage, la classe existe aussitôt sous ses yeux.