Cette présence, je l’ai éprouvée une nouvelle fois, il y a peu, au Blanc-Mesnil, où m’invitait une jeune collègue qui avait plongé ses élèves dans un de mes romans. Quelle matinée j’ai passée là ! Bombardé de questions par des lecteurs qui semblaient posséder mieux que moi la matière de mon livre, l’intimité de mes personnages, qui s’exaltaient sur certains passages et s’amusaient à épingler mes tics d’écriture… Je m’attendais à répondre à des questions sagement rédigées, sous l’œil d’un professeur légèrement en retrait, soucieux du seul ordre de la classe, comme cela m’arrive assez souvent, et voilà que j’étais pris dans le tourbillon d’une controverse littéraire où les élèves me posaient fort peu de questions convenues. Quand l’enthousiasme emportait leurs voix au-dessus du niveau de décibels supportable, leur professeur m’interrogeait elle-même, deux octaves plus bas, et la classe entière se rangeait à cette ligne mélodique.
Plus tard, dans le café où nous déjeunions, je lui ai demandé comment elle s’y prenait pour maîtriser tant d’énergie vitale.
Elle a d’abord éludé :
— Ne jamais parler plus fort qu’eux, c’est le truc. Mais je voulais en savoir davantage sur la maîtrise qu’elle avait de ces élèves, leur bonheur manifeste d’être là, la pertinence de leurs questions, le sérieux de leur écoute, le contrôle de leur enthousiasme, leur emprise sur eux-mêmes quand ils n’étaient pas d’accord entre eux, l’énergie et la gaieté de l’ensemble, bref tout ce qui tranchait tellement avec la représentation effrayante que les médias propagent de ces classes blackébeures.
Elle fit la somme de mes questions, réfléchit un peu et répondit :
— Quand je suis avec eux ou dans leurs copies je ne suis pas ailleurs.
Elle ajouta :
— Mais, quand je suis ailleurs, je ne suis plus du tout avec eux.
Son ailleurs, en l’occurrence, était un quatuor à cordes qui exigeait de son violoncelle l’absolu que réclame la musique. Du reste, elle voyait un rapport de nature entre une classe et un orchestre.
— Chaque élève joue de son instrument, ce n’est pas la peine d’aller contre. Le délicat, c’est de bien connaître nos musiciens et de trouver l’harmonie. Une bonne classe, ce n’est pas un régiment qui marche au pas, c’est un orchestre qui travaille la même symphonie. Et si vous avez hérité du petit triangle qui ne sait faire que ting ting, ou de la guimbarde qui ne fait que bloïng bloïng, le tout est qu’ils le fassent au bon moment, le mieux possible, qu’ils deviennent un excellent triangle, une irréprochable guimbarde, et qu’ils soient fiers de la qualité que leur contribution confère à l’ensemble. Comme le goût de l’harmonie les fait tous progresser, le petit triangle finira lui aussi par connaître la musique, peut-être pas aussi brillamment que le premier violon, mais il connaîtra la même musique.
Elle eut une moue fataliste :
— Le problème, c’est qu’on veut leur faire croire à un monde où seuls comptent les premiers violons.
Un temps :
— Et que certains collègues se prennent pour des Karajan qui supportent mal de diriger l’orphéon municipal. Ils rêvent tous du Philharmonique de Berlin, ça peut se comprendre…
Puis, en nous quittant, comme je lui répétais mon admiration, elle répondit :
— Il faut dire que vous êtes venu à dix heures. Ils étaient réveillés.
8
Il y a l’appel du matin. Entendre son nom prononcé par la voix du professeur, c’est un second réveil. Le son que fait votre nom à huit heures du matin a des vibrations de diapason.
— Je ne peux pas me résoudre à négliger les appels, surtout celui du matin, m’explique une autre professeur — de math, cette fois —, même si je suis pressée. Réciter une liste de noms comme on compte des moutons, ce n’est pas possible. J’appelle mes lascars en les regardant, je les accueille, je les nomme un à un, et j’écoute leur réponse. Après tout, l’appel est le seul moment de la journée où le professeur a l’occasion de s’adresser à chacun de ses élèves, ne serait-ce qu’en prononçant son nom. Une petite seconde où l’élève doit sentir qu’il existe à mes yeux, lui et pas un autre. Quant à moi, j’essaye autant que possible de saisir son humeur du moment au son que fait son « Présent ». Si sa voix est fêlée, il faudra éventuellement en tenir compte.
L’importance de l’appel…
Nous jouions à un petit jeu, mes élèves et moi. Je les appelais, ils répondaient, et je répétais leur « Présent », à mi-voix mais sur le même ton, comme un lointain écho :
— Manuel ?
— Présent !
— « Présent ». Laetitia ?
— Présente !
— « Présente ». Victor ?
— Présent !
— « Présent ». Carole ?
— « Présente ! »
— « Présente ». Rémi ?
J’imitais le « Présent » retenu de Manuel, le « Présent » clair de Laetitia, le « Présent » vigoureux de Victor, le « Présent » cristallin de Carole… J’étais leur écho du matin. Certains s’appliquaient à rendre leur voix le plus opaque possible, d’autres s’amusaient à changer d’intonation pour me surprendre, ou répondaient « Oui », ou « Je suis là », ou « C’est bien moi ». Je répétais tout bas la réponse, quelle qu’elle fût, sans manifester de surprise. C’était notre moment de connivence, le bonjour matinal d’une équipe qui allait se mettre à l’ouvrage.
Mon ami Pierre, lui, professeur à Ivry, ne fait jamais l’appel.
— Enfin, deux ou trois fois au début de l’année, le temps de connaître leurs noms et leurs visages. Autant passer tout de suite aux choses sérieuses.
Ses élèves attendent en rangs, dans le couloir, devant la porte de sa classe. Partout ailleurs dans le collège, on court, on s’interpelle, on bouscule les chaises et les tables, on envahit l’espace, on sature le volume sonore ; Pierre, lui, attend que les rangs se forment, puis il ouvre la porte, regarde garçons et filles entrer un par un, échange par-ci par-là un « Bonjour » qui va de soi, referme la porte, se dirige à pas mesurés vers son bureau, les élèves attendant, debout derrière leurs chaises. Il les prie de s’asseoir, et commence : « Bon, Karim, où en étions-nous ? » Son cours est une conversation qui reprend là où elle s’est interrompue.
À la gravité qu’il met à sa tâche, à l’affectueuse confiance que lui portent ses élèves, à leur fidélité une fois devenus adultes, j’ai toujours vu mon ami Pierre comme une réincarnation de l’oncle Jules.
— Au fond, tu es l’oncle Jules du Val-de-Marne ! Il éclate de son rire formidable :
— Tu as raison, mes collègues me prennent pour un prof du XIXe siècle ! Ils croient que je collectionne les marques de respect extérieur, que la mise en rangs, les gosses debout derrière leur chaise, ce genre de trucs, tient à une nostalgie des temps anciens. Remarque, ça n’a jamais fait de mal à personne, un peu de politesse, mais en l’occurrence il s’agit d’autre chose : en installant mes élèves dans le silence, je leur donne le temps d’atterrir dans mon cours, de commencer par le calme. De mon côté, j’examine leurs têtes, je note les absents, j’observe les groupes qui se font et se défont ; bref, je prends la température matinale de la classe.
Aux dernières heures de l’après-midi, quand nos élèves tombaient de fatigue, Pierre et moi pratiquions sans le savoir le même rituel. Nous leur demandions d’écouter la ville (lui Ivry, moi Paris). Suivaient deux minutes d’immobilité et de silence où le boucan du dehors confirmait la paix du dedans. Ces heures-là, nous faisions nos cours à voix plus basse ; souvent nous les terminions par une lecture.