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— Un article !

— Quel genre d’article ?

— Défini !

— Raison a-t-il un adjectif qualificatif ? Devant ? Derrière ? Loin ? Près ?

— Devant, oui : seule. Derrière… aucun. Pas d’adjectif derrière. Juste seule.

— Faites l’accord si vous avez oublié de le faire. Ces dictées, quotidiennes, des premières semaines se présentaient sous la forme de brefs récits où nous tenions le journal de la classe. Elles n’étaient pas préparées. Dès leur point final elles ouvraient sur cette correction immédiate, millimétrique et collective. Puis venait la correction secrète du professeur, la mienne, chez moi, et la remise des copies le lendemain, la note, la fameuse note, histoire de voir la tête que ferait Nicolas en sortant pour la première fois de son zéro. La bouille de Nicolas, de Véronique ou de Sami le jour où ils brisaient la coquille de l’œuf orthographique. Affranchis de la fatalité ! Enfin ! Oh, la charmante éclosion !

De dictée en dictée, l’assimilation des raisonnements grammaticaux déclenchait des automatismes qui rendaient les corrections de plus en plus rapides.

Les championnats de dictionnaire faisaient le reste. C’était la partie olympique de l’exercice. Une sorte de récréation sportive. Il s’agissait, chronomètre en main, d’arriver le plus vite possible au mot recherché, de l’extraire du dictionnaire, de le corriger, de le réimplanter dans le cahier collectif de la classe et dans un petit carnet individuel, et de passer au mot suivant. La maîtrise du dictionnaire a toujours fait partie de mes priorités et j’ai formé de prodigieux athlètes sur ce terrain, des sportifs de douze ans qui vous tombaient sur le mot recherché en deux coups, trois maximum ! Le sens du rapport entre la classification alphabétique et l’épaisseur d’un dictionnaire, voilà un domaine où bon nombre de mes élèves me battaient à plate couture ! (Tant que nous y étions, nous avions étendu l’étude des systèmes de classification aux librairies et aux bibliothèques en y recherchant les auteurs, les titres et les éditeurs des romans que nous lisions en classe ou que je leur racontais. Arriver le premier sur le titre de son choix, c’était un défi ! Parfois, le libraire offrait le livre au gagnant.)

Ainsi allaient nos dictées quotidiennes jusqu’au jour où je passai commande de la dictée suivante à un de mes anciens nuls :

— Sami, s’il te plaît, écris-nous la dictée de demain : un texte de six lignes avec deux verbes pronominaux, un participe avec « avoir », un infinitif du premier groupe, un adjectif démonstratif, un adjectif possessif, deux ou trois mots difficiles que nous avons vus ensemble et un ou deux petits trucs de ton choix.

Véronique, Sami, Nicolas et les autres concevaient les textes à tour de rôle, les dictaient eux-mêmes et en guidaient la correction. Cela, jusqu’à ce que chaque élève de la classe puisse voler de ses propres ailes, devenir, sans aucune aide, dans le silence de sa tête, son propre et méthodique correcteur.

Les échecs — il y en avait, bien sûr — relevaient le plus souvent d’une cause extrascolaire : une dyslexie, une surdité non repérées… Cet élève de troisième, par exemple, dont les fautes ne ressemblaient à rien, altération du i ou du é en a, du u en o, et qui s’avéra ne pas entendre les fréquences aiguës. Sa mère n’avait pas pensé une seconde que le garçon pût être sourd. Quand il revenait du marché, ayant oublié une partie des commissions, quand il répondait à côté, quand il semblait ne pas avoir entendu ce qu’elle lui disait, abîmé qu’il était dans une lecture, dans un puzzle ou dans une maquette de voilier, elle mettait ses silences sur le compte d’une distraction qui l’émouvait. « J’ai toujours cru que mon fils était un grand rêveur. » L’imaginer sourd était au-dessus de ses forces de mère.

(Un audiogramme et un examen très précis de la vue devraient être obligatoires avant l’entrée de chaque enfant à l’école. Ils éviteraient les jugements erronés des professeurs, pallieraient l’aveuglement de la famille, et libéreraient les élèves de douleurs mentales inexplicables.)

Une fois chacun sorti de son zéro, les dictées devenaient moins nombreuses et plus longues, dictées hebdomadaires et littéraires, dictées signées Hugo, Valéry, Proust, Tournier, Kundera, si belles parfois que nous les apprenions par cœur, comme ce texte de Cohen emprunté au Livre de ma mère :

Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants ? Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux ? Pourquoi adorent-ils se venger, dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir, les pauvres ? Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c’est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite d’une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance, c’est-à-dire sans danger ? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d’être méchants pour qu’on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu’on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir ? Chien endormi n’a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l’agréable cercueil. Comme j’aimerais pouvoir ôter, tel l’édenté son dentier qu’il met dans un verre d’eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus. Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert.

Venait enfin l’heure de gloire : le jour où je débarquais chez mes quatrièmes, voire mes sixièmes, avec les dissertations que mes secondes ou mes premières confiaient à leur correction orthographique :

Mes abonnés au zéro métamorphosés en correcteurs ! La volée des moineaux orthographiques s’abattant sur ces copies !

— Le mien, il ne fait aucun accord, m’sieur !

— La mienne, il y a des phrases, on ne sait pas où elles commencent ni où elles finissent…

— Quand j’ai corrigé une faute, qu’est-ce que je marque dans la marge ?

— Ma foi, ce que tu veux…

Protestations rigolardes des intéressés, découvrant les observations de ces correcteurs impitoyables :

— Non mais, regardez ce qu’il a écrit dans la marge : Crétin ! Abruti ! Patate ! En rouge !

— C’est que tu as dû oublier un accord…

S’ensuivait, dans les rangs des grands, une campagne de correction qui, pour l’essentiel, empruntait la méthode appliquée par les petits : interroger verbes et noms avant de rendre sa dissertation, faire les accords appropriés, bref, se livrer à un réglage grammatical qui a pour mérite de révéler les errances de certaines phrases, donc l’approximation de certains raisonnements. À cette occasion, on découvrait, et cela faisait l’objet de quelques cours, que la grammaire est le premier outil de la pensée organisée et que la fameuse analyse logique (dont on conservait bien entendu un souvenir abominable) ajuste les mouvements de notre réflexion, laquelle se trouve aiguisée par le bon usage des fameuses propositions subordonnées.

Il arrivait même qu’on s’offrît, entre grands, une petite dictée, histoire de mesurer le rôle joué par les subordonnées dans le développement d’un raisonnement bien mené. Un jour, La Bruyère en personne nous y aida.