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— Tenez, prenez une feuille, et regardez comment, en opposant subordonnées et principales, La Bruyère annonce — en une seule phrase ! — la fin d’un monde et le commencement d’un autre. Je vais vous lire le texte et vous en traduire les mots aujourd’hui incompréhensibles. Écoutez bien. Ensuite vous écrirez en prenant votre temps, je dicterai lentement, vous irez pas à pas, comme si vous raisonniez vous-mêmes !

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu’ils ignorent l’économie et la science d’un père de famille, et qu’ils se louent eux-mêmes de cette ignorance ; qu’ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants ; qu’ils se contentent d’être gourmets ou coteaux, d’aller chez Thaïs et chez Phryné, de parler de la meute et de l’arrière-meute, de dire combien il y a de poste de Paris à Besançon, ou à Philisbourg, des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d’une partie des soins publics.

— Et maintenant, l’estocade :

Les grands, qui les dédaignent, les révèrent : heureux s’ils deviennent leurs gendres.

— Deux principales, dont la seconde est elliptique, heureux (ils sont heureux), tricotées avec deux subordonnées, la relative qui les dédaignent et la conditionnelle finale, meurtrière : s’ils deviennent leurs gendres.

12

Et pourquoi ne pas apprendre ces textes par cœur ? Au nom de quoi ne pas s’approprier la littérature ? Parce que ça ne se fait plus depuis longtemps ? On laisserait s’envoler des pages pareilles comme des feuilles mortes, parce que ce n’est plus de saison ? Ne pas retenir de telles rencontres, est-ce envisageable ? Si ces textes étaient des êtres, si ces pages exceptionnelles avaient des visages, des mensurations, une voix, un sourire, un parfum, ne passerions-nous pas le reste de notre vie à nous mordre le poing de les avoir laissé filer ? Pourquoi se condamner à n’en conserver qu’une trace qui s’estompera jusqu’à n’être plus que le souvenir d’une trace… (« Il me semble, oui, avoir étudié au lycée un texte, de qui déjà ? La Bruyère ? Montesquieu ? Fénelon ? Quel siècle, XVIIe ? XVIIIe ? Un texte qui en une seule phrase décrivait le glissement d’un ordre à un autre… ») Au nom de quel principe, ce gâchis ? Uniquement parce que les professeurs d’antan étaient réputés nous faire réciter des poésies souvent idiotes et qu’aux yeux de certains vieux chnoques la mémoire était un muscle à entraîner plus qu’une bibliothèque à enrichir ? Ah ! ces poèmes hebdomadaires auxquels nous ne comprenions rien, chacun chassant le précédent, à croire qu’on nous entraînait surtout à l’oubli ! D’ailleurs, nos professeurs nous les donnaient-ils parce qu’ils les aimaient, ou parce que leurs propres maîtres leur avaient seriné qu’ils appartenaient au Panthéon des Lettres Mortes ? Eux aussi, ils m’en ont collé, des zéros ! Et des heures de colle ! « Évidemment, Pennacchioni, on n’a pas appris sa récitation ! » Mais si, monsieur, je la savais encore hier soir, je l’ai récitée à mon frère, seulement c’était de la poésie hier soir, mais vous ce matin c’est une récitation que vous attendez, et moi ça me constipe, cette embuscade.

Bien entendu, je ne disais rien de tout cela, j’avais beaucoup trop peur. Je n’y reviens, à cette terrifiante épreuve de la récitation au pied de l’estrade, que pour essayer de m’expliquer le mépris où l’on tient aujourd’hui toute sollicitation de la mémoire. Ce serait donc pour conjurer ces fantômes qu’on déciderait de ne pas s’incorporer les plus belles pages de la littérature et de la philosophie ? Des textes interdits de souvenir parce que des imbéciles n’en faisaient qu’une affaire de mémoire ? Si tel est le cas, c’est qu’une idiotie a chassé l’autre.

On peut m’objecter qu’un esprit organisé n’a nullement besoin d’apprendre par cœur. Il sait faire son miel de la substantifique moelle. Il retient ce qui fait sens et, quoi que j’en dise, il conserve intact le sentiment de la beauté. D’ailleurs, il peut vous retrouver n’importe quel bouquin en un tournemain dans sa bibliothèque, tomber pile sur les bonnes lignes, en deux minutes. Moi-même, je sais où mon La Bruyère m’attend, je le vois sur son étagère, et mon Conrad, et mon Lermontov, et mon Perros, et mon Chandler… toute ma compagnie est là, alphabétiquement dispersée dans ce paysage que je connais si bien. Sans parler du cyberespace où je peux, du bout de mon index, consulter toute la mémoire de l’humanité. Apprendre par cœur ? À l’heure où la mémoire se compte en gigas !

Tout cela est vrai, mais l’essentiel est ailleurs.

En apprenant par cœur, je ne supplée à rien, j’ajoute à tout.

Le cœur, ici, est celui de la langue.

S’immerger dans la langue, tout est là.

Boire la tasse et en redemander.

En faisant apprendre tant de textes à mes élèves, de la sixième à la terminale (un par semaine ouvrable et chacun d’eux à réciter tous les jours de l’année), je les précipitais tout vifs dans le grand flot de la langue, celui qui remonte les siècles pour venir battre notre porte et traverser notre maison. Bien sûr qu’ils regimbaient, les premières fois ! Ils imaginaient l’eau trop froide, trop profonde, le courant trop fort, leur constitution trop faible. Légitime ! Ils s’offraient des trouilles de plongeoir :

— J’y arriverai jamais !

— J’ai pas de mémoire.

(Me sortir cet argument, à moi, un amnésique de naissance !)

— C’est beaucoup trop long !

— C’est trop difficile !

(À moi, l’ancien crétin de service !)

— Et puis les vers c’est pas comme on parle aujourd’hui !

(Ah ! Ah ! Ah !)

— Ce sera noté, m’sieur ? (Et comment !)

Sans compter les protestations de la maturité bafouée :

— Apprendre par cœur ? On n’est plus des bébés !

— Je suis pas un perroquet !

Ils jouaient leur va-tout, c’était de bonne guerre. Et puis, ils disaient ce genre de choses, parce qu’ils les entendaient dire. Leurs parents eux-mêmes, parfois, des parents ô combien évolués : « Comment, monsieur Pennacchioni, vous leur faites apprendre des textes par cœur ? Mais mon fils n’est plus un enfant ! » Votre fils, chère madame, n’en finira jamais d’être un enfant de la langue, et vous-même un tout petit bébé, et moi un marmot ridicule, et tous autant que nous sommes menu fretin charrié par le grand fleuve jailli de la source orale des Lettres, et votre fils aimera savoir en quelle langue il nage, ce qui le porte, le désaltère et le nourrit, et se faire lui-même porteur de cette beauté, et avec quelle fierté ! il va adorer ça, faites-lui confiance, le goût de ces mots dans sa bouche, les fusées éclairantes de ces pensées dans sa tête, et découvrir les capacités prodigieuses de sa mémoire, son infinie souplesse, cette caisse de résonance, ce volume inouï où faire chanter les plus belles phrases, sonner les idées les plus claires, il va en raffoler de cette natation sublinguistique lorsqu’il aura découvert la grotte insatiable de sa mémoire, il adorera plonger dans la langue, y pêcher les textes en profondeur, et tout au long de sa vie les savoir là, constitutifs de son être, pouvoir se les réciter à l’improviste, se les dire à lui-même pour la saveur des mots. Porteur d’une tradition écrite grâce à lui redevenue orale il ira peut-être même jusqu’à les dire à quelqu’un d’autre, pour le partage, pour les jeux de la séduction, ou pour faire le cuistre, c’est un risque à courir. Ce faisant il renouera avec ces temps d’avant l’écriture où la survie de la pensée dépendait de notre seule voix. Si vous me parlez régression, je vous répondrai retrouvailles ! Le savoir est d’abord charnel. Ce sont nos oreilles et nos yeux qui le captent, notre bouche qui le transmet. Certes, il nous vient des livres, mais les livres sortent de nous. Ça fait du bruit, une pensée, et le goût de lire est un héritage du besoin de dire.