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Ah ! un dernier mot. Ne vous inquiétez pas, chère madame (pourrais-je ajouter aujourd’hui à cette maman qui, de génération en génération, ne change pas), toute cette beauté dans la tête de vos enfants, ce n’est pas ce qui va les empêcher de chatter phonétique avec leurs petits copains sur la toile, ni d’envoyer ces sms qui vous font pousser des cris d’orfraie : « Mon Dieu, quelle orthographe ! Comment s’expriment les jeunes d’aujourd’hui ! Mais que fait l’École ? » Rassurez-vous, en faisant travailler vos enfants, nous n’entamerons pas votre capital d’inquiétude maternelle.
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Un texte par semaine, donc, que nous devions pouvoir réciter chaque jour de l’année, à l’improviste, eux comme moi. Et numérotés, pour corser la difficulté. Première semaine, texte n°1. Deuxième semaine, texte n°2. Vingt-troisième semaine, texte n°23. Toutes les apparences d’une mécanique idiote, mais ces numéros en guise de titre, c’était pour jouer, pour ajouter le plaisir du hasard à la fierté du savoir.
— Amélie, récite-nous donc le 19.
— Le 19 ? C’est le texte de Constant sur la timidité, le début d’Adolphe.
— Tout juste, on t’écoute.
Mon père était timide… Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi de manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelque témoignage de mon affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.
— Formidable. 18 sur 20. François, le 8.
— Le 8, Woody Allen ! Le lion et l’agneau.
— Vas-y.
Le lion et l’agneau partageront la même couche mais l’agneau ne dormira pas beaucoup.
— Impeccable. 20 sur 20 ! Samuel, le 12.
— Le 12, c’est Émile de Rousseau. Sa description de l’état d’homme.
— Exact.
— Attendez, m’sieur, François se tape 20 sur 20 avec les deux lignes de Woody et moi, je dois réciter la moitié de l’Émile ?
— C’est l’affreuse loterie de la vie.
— Bon.
Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui regarde vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet ; les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempts ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire ; il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc, dans la bassesse, ce satrape que vous n’aurez élevé que pour la grandeur ? Que fera dans la pauvreté ce publicain qui ne sait vivre que d’or ? Que fera, dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne met son être que dans ce qui est étranger à lui ? Heureux qui sait alors quitter l’état qui le quitte, et rester homme en dépit du sort ! Qu’on loue tant qu’on voudra ce roi vaincu qui veut s’enterrer en furieux sous les débris de son trône ; moi je le méprise ; je vois qu’il n’existe que par sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi ; mais celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle. Du rang de roi qu’un lâche, un méchant, un fou peut remplir comme un autre, il monte à l’état d’homme, que si peu d’hommes savent remplir…
— Qui dit mieux ?
Je ne les abandonnais pas dans ces textes. J’y plongeais avec eux. Il nous arrivait d’apprendre les plus complexes ensemble, pendant le cours lui-même, au fil de leur analyse. Je me faisais l’effet d’un maître-nageur. Les plus faibles avançaient en peinant, la tête hors de l’eau, segment par segment, accrochés à la planche de mes explications, puis ils nageaient seuls, quelques propositions d’abord, jusqu’à s’offrir bientôt une longueur de paragraphe, sans lire, de tête. Dès qu’ils avaient compris ce qu’ils lisaient ils découvraient leurs capacités mnémoniques, et souvent, avant la fin du cours, un bon nombre récitait le texte entier, s’offrait une longueur de bassin sans l’aide du maître-nageur. Ils commençaient à jouir de leur mémoire. Ils ne s’y attendaient pas du tout. On eût dit la découverte d’une fonction nouvelle, comme s’il leur était poussé des nageoires. Tout surpris de si vite se souvenir, ils répétaient le texte une deuxième fois, une troisième, sans accroc. C’est que, l’inhibition levée, ils comprenaient ce dont ils se souvenaient. Ils ne se contentaient pas de réciter une suite de mots, ce n’était plus seulement dans leur mémoire qu’ils s’ébrouaient, c’était dans l’intelligence de la langue, la langue d’un autre, la pensée d’un autre. Ils ne récitaient pas Émile, ils restituaient le raisonnement de Rousseau. Fierté. Ce n’est pas qu’on se prenne pour Rousseau dans ces moments-là, mais tout de même, c’est la divination imprécatoire de Jean-Jacques qui s’exprime par votre bouche !
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Parfois, ils jouaient. Ils s’entraînaient ensemble, ils faisaient des concours de vitesse ou récitaient leur texte sur un ton étranger à sa nature : la fureur, la surprise, la peur, le bégaiement, l’éloquence politique, la passion amoureuse ; à l’occasion l’un ou l’autre imitait le président du moment, un ministre, un chanteur, un présentateur de journal télévisé… Ils se livraient à des jeux dangereux aussi, de périlleux exercices d’agilité mentale ; ils se lançaient des défis acrobatiques qu’une classe de seconde me révéla un soir, pendant un dîner de fin d’année. (Ils avaient gardé la chose secrète, pour épater le prof.) Entre la poire et le fromage, une Caroline pointa son doigt vers un Sébastien :
— Défi : je veux le premier paragraphe du 3, la deuxième strophe du 11, la quatrième du 6 et la dernière phrase du 15.
Le Sébastien défié assembla mentalement le patchwork qu’il récita presque sans hésitation comme un texte unique et biscornu. Puis, il lança son propre défi :