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— À ton tour, envoie-nous Le pont Mirabeau. Il précisa :

— À l’envers.

— Facile.

Et voilà qu’à mes oreilles stupéfaites, sous le pont Mirabeau la Seine se mit à remonter son cours, du dernier vers au premier, jusqu’à disparaître sous le plateau de Langres. Satisfaite, Caroline lâcha le nom de l’auteur : Erianillopa !

— Et ça, monsieur, vous savez le faire ?

Un inspecteur d’académie n’aurait peut-être pas aimé voir la Seine retourner à sa source ou le tambour d’une machine à laver mélanger tous les textes de l’année, ou mes sixièmes décorer notre classe avec des banderoles où pendaient leurs fautes d’orthographe les plus spectaculaires comme des dépouilles de vaincus. On aurait pu aussi me reprocher de laisser mes plus grands élèves confier leurs copies à la correction assassine des plus petits ! Ne serait-ce pas flatter les uns pour humilier les autres ? On ne plaisante pas avec ces choses-là, tout de même ! Il m’aurait fallu plaider : pas de panique, monsieur l’inspecteur, il faut savoir jouer avec le savoir. Le jeu est la respiration de l’effort, l’autre battement du cœur, il ne nuit pas au sérieux de l’apprentissage, il en est le contrepoint. Et puis jouer avec la matière c’est encore nous entraîner à la maîtriser. Ne traitez pas d’enfant le boxeur qui saute à la corde, c’est imprudent.

En mélangeant leurs textes, mes secondes ne manquaient pas de respect à dame Littérature, ils exaltaient la maîtrise de leur mémoire ! Ils ne rabaissaient pas un savoir, ils s’admiraient dans l’innocence d’un savoir-faire ! Ils exprimaient leur fierté en jouant, sans se hausser du col. Et puis ils taquinaient Rousseau, ils consolaient Apollinaire, ils amusaient Corneille — qui avait le goût de la blague lui aussi, et qui doit trouver son éternité un peu longue. Et surtout, ils installaient entre eux un climat de confiance ludique qui fortifiait l’esprit de sérieux de chacun. Ils en avaient fini avec la peur. C’était leur façon de le dire, de s’écrier : Enfin !

Parfois d’ailleurs je jouais avec eux.

Il nous arrivait de considérer la bêtise avec le plus grand intérêt, d’étudier les effets de sa cohabitation avec l’intelligence la plus rare. Émerveillés mais épuisés par notre ascension du Neveu de Rameau, nous nous accordions, par exemple, une pose carambar. Un carambar par élève (j’avais un budget à cet effet). Celui qui tombait sur l’histoire la plus stupide proposée par ces friandises, la blague la plus insultante au sommet d’intelligence où nous bivouaquions, celui-là gagnait un second carambar et nous reprenions notre ascension, le pied léger, plus honorés encore de fréquenter Diderot. Nous savions que si l’intelligence du texte est une rude et solitaire conquête de l’esprit, la blague stupide établit, elle, une connivence reposante qui ne se partage qu’entre amis de confiance. C’est avec nos intimes que nous échangeons les histoires les plus bêtes, façon de rendre un hommage implicite à la finesse de leur esprit. Avec les autres, on fait les malins, on déballe son savoir, on en installe, on séduit.

16

Qui étaient-ils, mes élèves ? Pour un certain nombre d’entre eux le genre d’élève que j’avais été à leur âge et qu’on trouve un peu partout dans les boîtes où échouent les garçons et les filles éliminés par les lycées honorables. Beaucoup redoublaient et se tenaient en piètre estime. D’autres se sentaient simplement à côté, hors du « système ». Certains avaient perdu jusqu’au vertige le sens de l’effort, de la durée, de la contrainte, bref du travail ; ils laissaient tout bonnement aller la vie, s’adonnant, à partir des années quatre-vingt, à une consommation effrénée, ne sachant point user d’eux-mêmes et ne mettant leur être que dans ce qui était étranger à eux (la réflexion de Rousseau, transposée au plan matériel, ne les avait pas laissés indifférents).

Et tous des cas particuliers, bien sûr. Celui-ci, excellent élève en son lycée de province, s’était retrouvé bon dernier à bord du paquebot en partance pour les grandes écoles où son dossier l’avait fait admettre ; il en avait conçu un tel chagrin que ses cheveux tombaient par plaques : dépression nerveuse, à quinze ans ! Celle-ci, un peu suicidaire, se tailladait les veines (« Pourquoi as-tu fait ça ? — Pour voir ! »), celle-là flirtait alternativement avec l’anorexie et la boulimie, cet autre fuguait, cet autre encore, venu d’Afrique, était traumatisé par une révolution sanglante, celui-ci était le fils d’une concierge infatigable, celui-là le garçon lymphatique d’un diplomate absent, certains étaient anéantis par les problèmes familiaux, d’autres en jouaient sans vergogne, cette veuve gothique aux orbites noires et aux lèvres violettes avait juré ne s’étonner de rien, quand ce blouson clouté, banane et santiags, évadé d’un lycée technique de Cachan pour reprendre chez nous un cycle long, découvrait avec émerveillement la gratuité de la culture. Ils étaient des garçons et des filles de leur génération, loubards des années soixante-dix, punks ou gothiques des années quatre-vingt, néobabas des années quatre-vingt-dix ; ils attrapaient des modes comme on chope des microbes : modes vestimentaires, musicales, alimentaires, ludiques, électroniques, ils consommaient.

Les élèves de mes débuts, ceux des années soixante-dix, remplissaient pour la moitié d’entre eux les classes dites « aménagées » d’un collège de Soissons, classes dont on nous avait précisé avec un humour très professionnel qu’elles n’étaient pas « à ménager » en deux mots. Quelques-uns étaient sous surveillance judiciaire. Les autres étaient des fils de métayers portugais, de commerçants locaux ou de ces grands propriétaires terriens dont les champs couvraient les immenses plaines de l’Est, grasses de tous les jeunes gens immolés au suicide européen de 14–18. Nos loubards partageaient les mêmes locaux que ces élèves « normaux », la même cantine, les mêmes jeux, et cet heureux mélange était à mettre au crédit de la direction. L’illettrisme tardif ne datant pas d’aujourd’hui, c’est à ces garçons et ces filles « aménagés » que je devais, en quatrième ou en troisième, réapprendre la lecture et l’orthographe ; c’est avec eux que nous interrogions ce y où l’on n’arrive jamais parce qu’on ignore qu’il n’est qu’un être là, un être maintenant, un être ensemble et, ce faisant, un être soi.

Leur professeur de mathématiques et moi leur avions appris à jouer aux échecs, aussi. Ma foi, ils ne s’en sortaient pas si mal. Nous avions fabriqué un grand échiquier mural qu’ils m’offrirent à mon départ (« On en fera un autre »), et que je conserve pieusement. Leurs prouesses à ce jeu réputé difficile — c’était l’époque du fameux championnat Spassky-Fischer —, la confiance qu’ils y avaient acquise en battant certaines classes du lycée voisin (« On a battu les latinistes, m’sieur ! ») ne furent certainement pas pour rien dans leurs progrès en math, cette année-là, ni dans leur réussite au BEPC. À la fin de l’année nous avions monté Ubu roi, toutes classes confondues. Un Ubu mis en scène par mon amie Fanchon, professeur à Marseille aujourd’hui, une sorte d’oncle Jules elle aussi, inoxydable dans sa lutte contre toutes les ignorances. Accessoirement, Père et Mère Ubu avaient fait scandale dans leur grand lit, sous les yeux de l’évêque local. (Vertical, le lit, pour qu’on pût admirer le couple royal jusqu’au fond de la salle de gym où la pièce se donnait.)

De 1969 à 1995, si l’on excepte deux années passées dans un établissement aux effectifs triés sur le volet, la plupart de mes élèves auront donc été, comme je le fus moi-même, des enfants et des adolescents en plus ou moins grande difficulté scolaire. Les plus atteints présentaient à peu près les mêmes symptômes que moi à leur âge : perte de confiance en soi, renoncement à tout effort, incapacité à la concentration, dissipation, mythomanie, constitution de bandes chez mes loubards, alcool parfois, drogues aussi, prétendument douces, l’œil plutôt liquide, tout de même, certains matins…