Ils étaient mes élèves. (Ce possessif ne marque aucune propriété, il désigne un intervalle de temps, nos années d’enseignement, où notre responsabilité de professeur se trouve entièrement engagée vis-à-vis de ces élèves-là.) Une partie de mon métier consistait à persuader mes élèves les plus abandonnés par eux-mêmes que la courtoisie mieux que la baffe prédispose à la réflexion, que la vie en communauté engage, que le jour et l’heure de la remise d’un devoir ne sont pas négociables, qu’un devoir bâclé est à refaire pour le lendemain, que ceci, que cela, mais que jamais, au grand jamais, ni mes collègues ni moi ne les abandonnerions au milieu du gué. Pour qu’ils aient une chance d’y arriver, il fallait leur réapprendre la notion même d’effort, par conséquent leur redonner le goût de la solitude et du silence, et surtout la maîtrise du temps, donc de l’ennui. Il m’est arrivé de leur conseiller des exercices d’ennui, oui, pour les installer dans la durée. Je les priais de ne rien faire : ne pas se distraire, ne rien consommer, pas même de la conversation, ne pas travailler non plus, bref, ne rien faire, rien de rien.
— Exercice d’ennui, ce soir, vingt minutes à ne rien faire avant de vous mettre au boulot.
— Même pas écouter de la musique ?
— Surtout pas !
— Vingt minutes ?
— Vingt minutes. Montre en main. De 17 h 20 à 17 h 40. Vous rentrez directement chez vous, vous n’adressez la parole à personne, vous ne vous arrêtez dans aucun café, vous ignorez l’existence des flippers, vous ne reconnaissez pas vos copains, vous entrez dans votre chambre, vous vous asseyez sur le coin de votre lit, vous n’ouvrez pas votre cartable, vous ne chaussez pas votre walkman, vous ne regardez pas votre gameboy, et vous attendez vingt minutes, l’œil dans le vide.
— Pour quoi faire ?
— Par curiosité. Concentrez-vous sur les minutes qui passent, n’en ratez aucune et racontez-moi ça demain.
— Comment pourrez-vous vérifier qu’on l’a fait ?
— Je ne pourrai pas.
— Et après les vingt minutes ?
— Vous vous jetez sur votre boulot comme des affamés.
17
Si je devais caractériser ces cours, je dirais que mes présumés cancres et moi y luttions contre la pensée magique, celle qui, comme dans les contes de fées, nous fait prisonniers d’un présent perpétuel. En finir avec le zéro en orthographe, par exemple, c’est échapper à la pensée magique. On rompt un sort. On sort du rond. On se réveille. On pose un pied dans le réel. On occupe le présent de l’indicatif. On commence à comprendre. Il faut bien qu’un jour arrive où l’on se réveille ! Un jour, une heure ! Personne n’a croqué pour jamais la pomme de la nullité ! Nous ne sommes pas dans un conte, victimes d’un charme !
C’est peut-être cela, enseigner : en finir avec la pensée magique, faire en sorte que chaque cours sonne l’heure du réveil.
Oh ! je vois bien ce que ce genre de proclamation peut avoir d’exaspérant pour tous les professeurs qui se coltinent les classes les plus pénibles des banlieues d’aujourd’hui. La légèreté de ces formules au regard des pesanteurs sociologiques, politiques, économiques, familiales et culturelles, c’est vrai… Reste que la pensée magique joue un rôle non négligeable dans l’acharnement que met le cancre à rester tapi au fond de sa nullité. Et cela, depuis toujours et dans tous les milieux.
La pensée magique… Un jour, je demande à mes premières de faire le portrait du professeur qui donne les sujets du bac. C’est un devoir écrit : Faites le portrait du professeur qui donne les sujets du baccalauréat de français. Ils n’étaient plus des enfants, ils avaient le temps de réfléchir, une semaine pour me rendre leur copie ; ils pouvaient se dire qu’un seul professeur ne suffisait pas à préparer tous les sujets de français, de toutes les sections, pour toutes les académies, que la chose se faisait probablement en groupe, qu’on se répartissait la tâche, qu’une commission décidait du contenu des sujets en fonction des différents programmes, ce genre de supputations… Rien du tout : ils me tracèrent tous, sans exception, le portrait d’un vieux sage, barbu, solitaire et omniscient, qui, du haut de l’olympe du savoir, lâchait sur la France des sujets de bac comme autant d’énigmes divines. J’avais imaginé ce sujet pour me représenter l’image qu’ils se faisaient de l’Instance, et par là éclairer la nature de leur inhibition. Objectif atteint. Nous nous sommes aussitôt procuré les annales du bac, nous y avons recensé tous les sujets de dissertation des dernières années, les avons disséqués, avons étudié leur composition, avons découvert qu’on n’y proposait pas plus de quatre ou cinq thèmes de réflexion, eux-mêmes présentés en deux ou trois types de formulation seulement. (Guère plus complexe, en somme, que des variantes autour de la recette du canard à l’orange : pas de canard, prenez une poule, pas d’orange, prenez des navets. Si ni poule ni canard, prenez un bœuf et des carottes. La sauce restait la même : Vous étaierez vos raisonnements de citations tirées de votre culture personnelle.) Forts qu’ils étaient de cette analyse structurelle, ils eurent mission, pour le devoir suivant, de composer eux-mêmes un sujet de dissertation.
— Ce sera noté, monsieur ?
(Combien de fois aurai-je entendu cette question !)
— Mais oui. Tout travail mérite salaire.
Formidable ! Un simple sujet noté comme une dissertation entière, l’aubaine ! On se frottait les mains. On prévoyait un week-end allégé. Mais que je ne m’inquiète pas, on ne ferait pas ce travail par-dessus la jambe, on me promettait d’y réfléchir sérieusement, un sujet en bonne et due forme, thème, structure et tout et tout, juré craché, m’sieur ! (Tout compte fait, prendre la place de Dieu le Père les tentait assez.)
Ils ne s’en tirèrent pas si mal. Ils avaient rédigé leurs sujets de dissertation en fonction de ce qu’ils savaient de leur programme et des quelques idées qui traînaient dans l’air du temps. J’aurais pu les faire embaucher par le Ministère. L’un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, c’était une fille, fit observer que la formulation de ces sujets officiels n’était elle-même pas exempte de pensée magique :
— « Vous étaierez vos raisonnements de citations tirées de votre culture personnelle. » Quelles citations, le jour du bac, monsieur ? D’où les sortirait le candidat ? De sa tête ? Tout le monde n’apprend pas de textes comme nous ! Et quelle culture personnelle ? Ils veulent qu’on leur parle de nos chanteurs préférés ? De nos bandes dessinées ? Un peu magique, cette formule, non ? — Pas magique, idéale.
La semaine suivante, il ne leur resta qu’à traiter le sujet qu’ils s’étaient posé à eux-mêmes. Je ne prétends pas qu’ils frôlèrent l’excellence, mais le cœur y fut ; je récoltai des dissertations qui devaient beaucoup moins à la pensée magique, et eux des notes qui devaient beaucoup plus à la compréhension des impératifs du baccalauréat.
18
— Ce sera noté, m’sieur ?
Il y avait la question des notes, bien sûr.
Question capitale, la notation, si on veut s’attaquer à la pensée magique et, ce faisant, lutter contre l’absurde.