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Le troupeau est passé.

— Au lieu de ça…

V. réfléchit. Il semble tenté par l’autobiographie, mais il y renonce :

— Enfin, je l’ai pas fait exprès…

Il s’arrête un instant sur cette constatation.

— Sans blague. Ils croyaient que je le faisais exprès, mais non ! J’étais comme un chiot, je courais derrière ma truffe.

2

Le fait est qu’une des accusations les plus fréquentes faites par la famille et les professeurs au mauvais élève est l’inévitable « Tu le fais exprès ! ». Soit imputation directe (« Ne me raconte pas d’histoire, tu le fais exprès ! »), soit exaspération consécutive à une énième explication (« Mais, c’est pas possible, tu le fais exprès ! »), soit information destinée à un tiers, que le suspect aura surprise, disons, en écoutant à la porte de ses parents (« Je te dis que ce gosse le fait exprès ! »). Combien de fois l’ai-je moi-même entendue, et plus tard prononcée, cette accusation, doigt tendu vers un élève ou vers ma propre fille quand elle apprenait à lire, si elle ânonnait un peu. Jusqu’au jour où je me suis demandé ce que je disais là.

Tu le fais exprès.

Dans tous les cas de figure, la vedette de la phrase est l’adverbe exprès. Au mépris de la grammaire il est directement associé au pronom tu. Tu exprès ! Le verbe faire est secondaire et le pronom le parfaitement incolore. L’important, ce qui sonne à l’oreille de l’accusé, c’est bel et bien ce tu exprès, qui fait penser à un index tendu.

C’est toi le coupable,

le seul coupable,

et volontairement coupable, avec ça ! Tel est le message.

Le « Tu le fais exprès » des adultes fait pendant au « J’l’ai pas fait exprès » servi par les enfants une fois la bêtise commise.

Proposée avec véhémence mais sans grandes illusions, « J’l’ai pas fait exprès » entraîne presque automatiquement une des réponses suivantes :

— J’espère bien !

— Encore heureux !

— Manquerait plus que ça !

Ce dialogue réflexe ne date pas d’hier et tous les adultes du monde trouvent leur réplique spirituelle, du moins la première fois.

Dans « J’l’ai pas fait exprès », l’adverbe exprès perd un peu de sa puissance, le verbe faire n’en gagne aucune, il demeure une sorte d’auxiliaire, et le pronom le compte toujours pour du beurre. Ce que le fautif cherche à faire sonner à nos oreilles, ici, c’est le pronom je associé à la négation pas.

Au tu exprès de l’adulte répond le je pas de l’enfant.

Pas de verbe, pas de pronom complément, il n’y a que moi, là-dedans, ce je, affligé de ce pas, qui dit que, dans cette affaire, je ne m’appartiens pas.

— Mais bien sûr que si, tu l’as fait exprès !

— Non, je l’ai pas fait exprès !

— Tu exprès !

— Je pas !

Dialogue de sourds, besoin de botter en touche, d’ajourner le dénouement. Nous nous quittons sans solution et sans illusions, les uns persuadés de n’être pas obéis, les autres de n’être pas compris.

C’est ici que la grammaire peut encore se montrer utile.

Si nous consentions, par exemple, à nous intéresser à ce mot presque invisible abandonné sur le terrain de la dispute, ce le qui a tiré en douce toutes les ficelles de notre dialogue.

Allez, un petit exercice de grammaire à l’ancienne, juste pour voir, comme je le faisais avec mes « aménagés ».

— Qui peut me dire quel type de mot est ce le, dans « Tu le fais exprès ».

— Moi, moi ! C’est un article, m’sieur !

— Un article ? Pourquoi, un article ?

— Parce que le, la, les, m’sieur ! C’est un article défini, même !

Sur le ton de la victoire. On a montré au prof qu’on savait quelque chose… Un, une, des, articles indéfinis, le, la, les, articles définis, voilà, l’affaire est pliée.

— Ah bon ! Un article défini ? Et où diable se trouve le nom que définit cet article ?

On cherche. Pas de nom. Embarras.

Ce n’est pas un article. Qu’est-ce que c’est que ce le ?

— …

— C’est un pronom, m’sieur !

— Bravo. Quel genre de pronom ?

— Un pronom personnel !

— Mais encore ?

— Un pronom complément !

Bon. Très bien. C’est ça. Maintenant quittons la classe et revenons à nous, analysons ce pronom complément entre adultes. Avec prudence. Ce sont des mots dangereux, les pronoms compléments, des mines antipersonnel enfouies sous le sens apparent et qui vous sautent au visage si on ne les désamorce pas. Ce le, par exemple… Combien de fois nous sommes-nous demandé, en prononçant l’accusation « Tu le fais exprès », ce qu’exprimait le pronom complément le, en l’occurrence ? Exprès de quoi faire ? La dernière bêtise en date ? Non, le ton sur lequel nous avons lancé cette accusation (car il y a le ton, aussi !) laisse clairement entendre que le coupable le fait toujours exprès, que chaque fois il le fait exprès, que cette dernière bêtise est la confirmation de cette obstination. Alors, exprès de quoi faire ?

De ne pas m’obéir ?

De ne pas travailler ?

De ne pas te concentrer ?

De ne pas comprendre ?

De ne pas même chercher à comprendre ?

De me résister ?

De me faire enrager ?

D’exaspérer tes profs ?

De désespérer tes parents ?

De céder à tes pires faiblesses ?

De saborder ton avenir en pourrissant ton présent ?

De te moquer du monde ?

C’est ça, hein, tu te moques du monde ? Tu nous provoques ?

Tout cela, oui, si on veut, admettons.

Se pose alors la question de l’adverbe. Pourquoi exprès ? À quelle fin ? Pour quelle raison ferait-il cela ? Il faut bien qu’il poursuive un but, puisqu’il le fait exprès.

Exprès pour quoi ?

Pour jouir du moment ? Tout simplement jouir du moment ? Mais l’inévitable moment suivant, celui qu’il passe avec moi, est un très mauvais quart d’heure, lui, puisque je l’engueule ! Peut-être veut-il vivre paisiblement en l’état de paresse, indifférent aux engueulades ? Une sorte d’hédonisme ? Non, il sait très bien que le bonheur de ne rien faire se paie au prix de regards méprisants, de réprobations définitives qui engendrent le dégoût de soi. Alors ? Pourquoi le fait-il néanmoins exprès ?

Pour s’attirer la considération des autres cancres ? Parce que s’appliquer, ce serait trahir ? Il joue volontairement les mauvais contre les bons, les jeunes contre les vieux ? C’est sa façon à lui de se socialiser ?

Si on veut. En tout cas, c’est la thèse favorite de la modernité : la tribalisation de la nullité, la fuite de tous les mauvais élèves dans le vaste marigot où grouille la racaille. Elle a ceci de commode, cette explication, qu’elle repose sur une certaine vérité sociologique, le phénomène existe, aucun doute. Mais elle évacue la personne, toujours unique, du gamin qui, phénomène de bandes ou pas, se retrouve seul à un moment ou à un autre, seul face à ses échecs, seul face à son avenir, seul, le soir, face à lui-même avant de se coucher. Envisageons-le alors. Regardez-le bien. Qui pourrait parier un centime sur son sentiment de bien-être ? Qui pourrait le soupçonner de le faire exprès ? Tu le fais exprès…