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Ce n’est pas du tout le sentiment de mon meneur de jeu. Aucunement rassuré, lui. Pas le moindre enthousiasme. Il est sorti de son cinéma horrifié par le langage de ces jeunes gens dès qu’ils cessent de fréquenter Marivaux. Mon Dieu, ce ton ! ces hurlements permanents ! cette violence ! cette pauvreté de vocabulaire ! ces éructations ! la grossièreté sexuelle de ces injures ! Ah, comme la langue française a souffert en lui pendant ce film ! comme il a eu mal à son français ! comme il l’a senti menacé dans ses fondements mêmes ! que dis-je menacé, condamné ! irrémédiablement condamné par cette haine langagière ! Qu’allait devenir la langue française ? Qu’allait-elle devenir, face à ces hordes de cancres hurleurs ?

Je n’ai malheureusement pas enregistré ce morceau de… bravoure… mais l’essentiel y est ; ce n’était plus un homme qui parlait de ces adolescents, c’était la peur dans cet homme. Ses interlocuteurs semblaient d’ailleurs un peu surpris. L’auditeur devinait à demi-mots les demi-gestes qu’on tentait pour le rassurer, mais en vain ; la peur était la plus forte.

Pour un peu mes cheveux se seraient dressés sur ma tête et j’aurais fini par me dire, tout seul dans mon grand lit : Tu es fou d’avoir laissé ta femme partir chez ces sauvages, ils vont te la manger toute crue ! Au lieu de quoi, j’ai eu envie de prendre le meneur de jeu dans mes bras et de le rassurer. Là, là, calme-toi, tu sais le pauvre parle fort, c’est une de ses caractéristiques, un invariant historique et géographique, il parle fort depuis toujours et dans le monde entier, il parle d’autant plus fort qu’il est entouré de pauvres, le pauvre, et qui parlent fort eux aussi, pour se faire entendre, comprends-tu ? Le pauvre a la cloison mince. Et il jure beaucoup, c’est vrai, mais sans penser à mal, rassure-toi, et plus la pauvreté descend vers le sud plus le pauvre jure sexuel, voire religieux, voire les deux ensemble, mais naturellement pour ainsi dire, parce qu’il ne t’a pas rencontré sur sa route pour lui faire observer que c’est mal, tiens, rien que dans mon enfance, « Pute vierge ! » disaient les pauvres de mon village, ils n’arrêtaient pas de dire « Pute vierge ! », « porca madona », des pauvres venus du grand Sud italien, et pourtant ils n’en voulaient ni à la putain du samedi soir ni à la Vierge Marie du dimanche matin, c’était façon de parler, quand ils se donnaient un coup de marteau sur les doigts, voilà tout ! Un coup de marteau sur l’index, et hop, un petit oxymore : « Pute vierge ! »… Savais-tu que les pauvres pratiquent l’oxymoron ? Eh bien si ! C’est un point commun entre nous, dis donc ! Nous le stylo, eux le marteau, mais nous ensemble l’oxymoron ! Encourageant, non ? Toi qui crains tant que la déferlante de leur sabir ne balaie toutes les subtilités de notre langue, ça devrait te rassurer ! Ah ! je voulais te dire aussi, n’aie pas peur de leur sabir. Le sabir du pauvre d’aujourd’hui, c’est l’argot du pauvre d’hier, ni plus ni moins ! Depuis toujours le pauvre parle argot. Sais-tu pourquoi ? Pour faire croire au riche qu’il a quelque chose à lui cacher ! Il n’a rien à cacher, bien sûr, il est beaucoup trop pauvre, rien que des petits trafics par-ci par-là, des broutilles, mais il tient à faire croire que c’est un monde entier qu’il cache, un univers qui nous serait interdit, et si vaste qu’il aurait besoin de toute une langue pour l’exprimer. Mais il n’y a pas de monde, bien sûr, et pas de langue. Rien qu’un petit lexique de connivence, histoire de se tenir chaud, de camoufler le désespoir. Ce n’est pas une langue, l’argot, juste du vocabulaire, parce que leur grammaire, aux pauvres, c’est la nôtre, réduite au minimum certes, sujet, verbe, complément, mais la nôtre, la tienne, rassure-toi, ta grammaire française à toi, notre grammaire à tous, les pauvres ont besoin de notre grammaire pour se comprendre entre eux. Reste leur vocabulaire, bien sûr, à ces jeunes gens du énième cercle, un vocabulaire que tu estimes d’une pauvreté insigne (et considéré de ton altitude ce n’est pas douteux), mais là encore rassure-toi, il est si pauvre, ce lexique du pauvre, que la plupart des mots sont très vite emportés par le vent de l’histoire, brindilles, brindilles, trop peu de pensée pour les lester… Presque aucun ne se pose dans les pages du dictionnaire : « meuf », « keuf », « teuf », par exemple, pour ces jeunes gens d’aujourd’hui, c’est tout ce que j’ai trouvé, j’ai cherché mollement, il faut dire, un petit quart d’heure, mais je n’ai trouvé que « meuf », « keuf », « teuf », dans le dictionnaire, c’est tout, pas grand-chose tu vois, trois petits noms très communs, et qui disparaîtront une fois tournée la page de l’époque ; les dictionnaires ne garantissent qu’un brin d’éternité…

Un dernier mot pour te rassurer pleinement : va à la poste, ouvre la porte de ta mairie, prends le métro, entre dans un musée ou dans un bureau de la Sécurité sociale, et tu verras, tu verras, ce seront la mère, le père, le frère ou la sœur aînés de ces jeunes gens au langage déplorable qui t’accueilleront, assis derrière le guichet. Ou fais comme moi, tombe malade, réveille-toi à l’hôpital, et tu reconnaîtras l’accent du jeune infirmier qui poussera ton chariot vers le bloc opératoire :

— Pas d’panique, mon frère, ils vont t’refaire à neuf !

6

Le comble étant que, dans les classes de banlieue où les professeurs m’invitent, une des toutes premières questions que me posent les élèves regarde la crudité de mon langage. Pourquoi tant de gros mots dans mes romans ? (Eh oui, mon ami, tes adolescents si terrifiants manifestent la même préoccupation que toi : pourquoi tant de violence langagière ?) Certes, ils me posent cette question pour complaire à leur professeur, un peu, pour chercher à m’embarrasser moi-même, parfois, mais aussi parce que le mot, à leurs yeux, ne devient vraiment gros que lorsqu’il est écrit. On s’en « branle » à l’oral, on s’en « bat les couilles » à longueur de récré, on « nique ta mère » à tire-larigot, mais trouver le mot « couille » ou les verbes « branler » et « niquer » noir sur blanc, dans un livre, quand leur place ordinaire est sur les murs des toilettes, alors ça… !