C’est d’ailleurs à ce stade de nos échanges que, le plus souvent, s’engage une conversation sur la langue française entre ces élèves et moi : à partir de l’argot de mes romans, à partir de l’argot comme langage de substitution, de dissimulation, et en tout cas de connivence, à propos de son emploi, dans la violence bien sûr, mais dans la tendresse aussi (plus encore que les autres, les mots d’argot sont sensibles au ton, ils n’ont pas leur pareil pour passer de l’insulte à la caresse), à propos de ses origines très anciennes dans une France qui travaille depuis des siècles à son unité linguistique, à propos de sa diversité : argot de bandits, argot de quartiers, de métiers, de milieux, de communautés, à propos de son assimilation progressive par la langue dominante et du rôle que, de Villon à nos jours, la littérature joue dans cette lente digestion (d’où la présence de gros mots dans mes propres romans)… Et, de fil en aiguille, nous voilà parlant de l’histoire des mots :
— Car les mots ont une histoire, ils ne tombent pas de notre bouche comme un œuf du jour ! Les mots évoluent, leurs existences sont aussi imprévisibles que les nôtres. Certains finissent par dire le contraire de ce qu’ils disaient à leur début : l’adjectif « énervé », par exemple, pouvait désigner une petite grenouille dont on avait ôté les nerfs, une pauvre petite bête d’expérience réduite à l’état de flaque, mais certainement pas Mouloud, ici présent, que son voisin est en train d’« énerver », et qui devient franchement « vénère » ! Les mots dérivent même jusqu’à l’argot. Prenez la pauvre « vache », si paisible dans ses prairies, et qui, au fil du temps, a désigné tant de gens qu’on n’aimait pas : la prostituée au XVIIe, le policier à la fin du XIXe, ou tous les méchants d’aujourd’hui qui nous font des « vacheries » ! La vache si modeste, qui a engendré, va savoir pourquoi, un « vachement » on ne peut plus superlatif.
Ce fut au cours d’une de ces conversations qu’un professeur demanda à ses élèves :
— Quelqu’un peut-il me donner un exemple de mot « normal » devenu un mot de votre argot à vous ?
— Allez-y ! Un mot que vous prononcez cent fois par jour quand vous vous moquez de quelqu’un.
— « Bouffon », m’dame ? C’est un bouffon ?
— Oui, « bouffon », par exemple.
« Bouffon », je l’ai entendu pour la première fois au début des années quatre-vingt-dix, celui-là, en entrant dans ma classe, un matin où deux petits coqs, dressés sur leurs ergots, s’apprêtaient à se taper dessus.
— Il m’a traité de bouffon, m’sieur !
Le mot, remonté du XIIIe siècle italien, où il désignait les amuseurs de cour, explosa devant moi ce matin-là comme synonyme de « pauvre mec ». Quinze nouvelles années ayant passé, l’injure désigne aujourd’hui pour les élèves de cette classe, comme pour ceux de L’esquive et plus généralement pour les jeunes gens de leur milieu et de leur génération, tous ceux qui ne partagent pas leurs codes, autrement dit ceux que la jeunesse de ma vieille maman, qui pourtant en était, appelait déjà les bourgeois (« Il a vraiment l’esprit trop bourgeois »…).
« Bourgeois »… Voilà un mot qui en a vu de toutes les couleurs ! Du dédain de l’aristocrate à la colère de l’ouvrier en passant par la fureur de la jeunesse romantique, l’anathème des surréalistes, la condamnation universelle des marxistes-léninistes et le mépris des artistes en tout genre, l’histoire l’aura à ce point lardé de connotations péjoratives que pas un enfant de la bourgeoisie ne se qualifie ouvertement de bourgeois sans un sentiment confus de honte ontologique.
Peur du pauvre chez le bourgeois, mépris du bourgeois chez le pauvre… Hier, le blouson noir de mon adolescence faisait déjà peur au bourgeois, puis vint le loubard de ma jeunesse pour inquiéter les bourges ; aujourd’hui ce sont les jeunes des cités qui effrayent le bouffon. Pourtant, pas plus que le bourgeois d’hier n’avait l’occasion de rencontrer le blouson noir sur son chemin, le bouffon d’aujourd’hui ne risque de croiser sur le sien un de ces adolescents voués à de lointaines cages d’escaliers.
À combien de gosses des cités notre meneur de jeu effrayé par les adolescents de L’esquive a-t-il eu affaire, personnellement ? Peut-il seulement les compter sur les doigts d’une main ? Aucune importance, il lui suffit de les entendre parler dans un film, d’écouter trente secondes de leur musique à la radio, de voir brûler des voitures lors d’une flambée sociale en banlieue, pour qu’il soit saisi d’une terreur générique, et les désigne comme l’armée des cancres qui aura raison de notre civilisation.
V
MAXIMILIEN
ou
le coupable idéal
Les profs, ils nous prennent la tête, m’sieur !
1
Belleville, soir d’hiver, nuit tombée, rue Julien-Lacroix, je rentre chez moi, pipe au bec, sac à provisions, rêvasserie, quand un type adossé à un mur m’arrête en laissant tomber son bras comme une barrière de parking. Petit coup au cœur.
— Passe-moi du feu !
Comme ça, sans plus d’égard pour la quarantaine d’années qui nous sépare. C’est un grand gaillard de dix-huit ou vingt ans, noir, costaud, qui joue les faux calmes, sûr de ses muscles et de son bon désir : il exige du feu, on lui en donne, un point c’est tout.
Je pose mon sac à provisions, sors mon briquet, tends la flamme vers sa cigarette. Il baisse la tête, creuse les joues en aspirant, et me regarde pour la première fois par-dessus le bout rougeoyant. Ici, changement d’attitude. Ses yeux s’écarquillent, il laisse retomber son bras, ôte la cigarette de sa bouche, et balbutie :
— Oh ! Pardon, m’sieur… Une hésitation.
— Vous n’êtes pas… ? Vous écrivez des… Vous êtes écrivain, non ?
Je pourrais me dire avec un friselis de plaisir : Allons bon, un lecteur, mais un vieil instinct me souffle autre chose : Tiens, un élève, son prof de français doit le faire plancher sur un Malaussène ; dans une seconde il va me demander de lui donner un coup de main.
— Oui, j’écris des livres, pourquoi ? Et ça ne rate pas.
— Parce que notre prof, elle nous fait lire La fée, La fée…
Bon, il sait qu’il y a le mot « fée » dans le titre.
— Ça parle de Belleville et des vieilles dames, et…
— La fée carabine, oui. Et alors ? Ici, il redevient un mouflet qui se tortille les doigts dans la tête avant de poser la question décisive :
— On a une explication de texte à rendre. Vous voulez pas m’aider un peu, me dire deux ou trois trucs ?
Je reprends mon sac à provisions.
— Tu as vu comme tu m’as demandé du feu ? Embarras.
— Tu voulais me faire peur ? Protestation :
— Non, m’sieur, sur la tête de Mam !
— Ne mets pas ta mère en danger. Tu voulais me faire peur. (Je me garde bien de préciser qu’il y est presque arrivé.) Et je ne suis pas le premier de la journée. À combien de personne as-tu parlé comme ça aujourd’hui ?
— Seulement moi, tu m’as reconnu, et maintenant tu veux que je t’aide. Mais quand tu n’as pas à faire un devoir sur eux, comment font-ils, les gens, avec ton bras qui leur barre la route ? Ils ont peur de toi et tu es content, c’est ça ?