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— À faire le prétentieux, oui.

Nouvelle question de leur prof, qui désigne le pull-over d’un autre garçon.

— Et toi, Samir, qu’est-ce que tu portes, là ? Même réponse instantanée :

— C’est mon L, m’dame !

Ici, j’ai mimé une agonie atroce, comme si Samir venait de m’empoisonner et que je mourais en direct devant eux, quand une autre voix s’est écriée en riant :

— Non, non, c’est un pull ! Ça va, m’sieur, restez avec nous, c’est un pull, son L, c’est un pull !

Résurrection :

— Oui, c’est son pull-over, et même si « pull-over » est un mot d’origine anglaise, c’est toujours mieux qu’une marque ! Ma mère aurait dit : son chandail, et ma grand-mère : son tricot, vieux mot, « tricot », mais toujours mieux qu’une marque, parce que ce sont les marques, Maximilien, qui vous prennent la tête, pas les profs ! Elles vous prennent la tête, vos marques : C’est mes N, c’est mon L, c’est ma T, c’est mon X, c’est mes Y ! Elles vous prennent votre tête, elles vous prennent votre argent, elles vous prennent vos mots, et elles vous prennent votre corps aussi, comme un uniforme, elles font de vous des publicités vivantes, comme les mannequins en plastique des magasins !

Ici, je leur raconte que dans mon enfance il y avait des hommes-sandwichs et que je me rappelais encore l’un d’eux, sur le trottoir, en face de chez moi, un vieux monsieur sanglé entre deux pancartes qui vantaient une marque de moutarde :

— Les marques font la même chose avec vous. Maximilien, pas si bête :

— Sauf que nous, elles nous payent pas ! Intervention d’une fille :

— C’est pas vrai, à la porte des lycées, en ville, ils prennent des petits caïds, des frimeurs en chef, ils les sapent gratos pour qu’ils se la pètent en classe. La marque fait kiffer leurs potes et ça fait vendre.

Maximilien :

— Super ! Leur professeur :

— Tu trouves ? Moi je trouve qu’elles coûtent très cher, vos marques, mais qu’elles valent beaucoup moins que vous.

Suivit une discussion approfondie sur les notions de coût et de valeur, pas les valeurs vénales, les autres, les fameuses valeurs, celles dont ils sont réputés avoir perdu le sens…

Et nous nous sommes séparés sur une petite manif verbale : « Li-bé-rez les mots ! — Li-bé-rez les mots ! », jusqu’à ce que tous leurs objets familiers, chaussures, sacs à dos, stylos, pull-overs, anoraks, baladeurs, casquettes, téléphones, lunettes, aient perdu leurs marques pour retrouver leur nom.

6

Le lendemain de cette visite, revenu à Paris, comme je descendais des collines du XXe arrondissement vers mon bureau, l’idée m’est venue d’évaluer les élèves que je croisais sur ma route, en me livrant à un calcul méthodique : 100 euros de baskets, 110 de jeans, 120 de blouson, 80 de sac à dos, 180 de baladeur (à 90 décibels la ravageuse tournée auditive), 90 euros pour le téléphone portable multifonction, sans préjuger de ce que contiennent les trousses, que je vous fais, bon prix, à 50 euros, le tout monté sur des rollers flambant neufs, à 150 euros la paire. Total : 880 euros, soit 5 764 francs par élève, c’est-à-dire 576 400 francs de mon enfance. J’ai vérifié, les jours suivants, à l’aller comme au retour, en comparant avec les prix affichés dans les vitrines qui se trouvaient sur mon chemin. Tous mes calculs aboutissaient aux alentours du demi-million. Chacun de ces gosses valait un demi-million des francs de mon enfance ! C’est une estimation moyenne par enfant de la classe moyenne doté de parents à revenus moyens, dans le Paris d’aujourd’hui. Le prix d’un élève parisien remis à neuf, disons, à la fin des vacances de Noël, dans une société qui envisage sa jeunesse avant tout comme une clientèle, un marché, un champ de cibles.

Des enfants clients, donc, avec ou sans moyens, ceux des grandes villes comme ceux des banlieues, entraînés dans la même aspiration à la consommation, dans le même universel aspirateur à désirs, pauvres et riches, grands et petits, garçons et filles, siphonnés pêle-mêle par l’unique et tourbillonnante sollicitation : consommer ! C’est-à-dire changer de produit, vouloir du neuf, plus que du neuf, le dernier cri. La marque ! Et que ça se sache ! Si leurs marques étaient des médailles, les gosses de nos rues sonneraient comme des généraux d’opérette. Des émissions très sérieuses vous expliquent en long et en large qu’il y va de leur identité. Le matin même de la dernière rentrée scolaire, une grande prêtresse du marketing déclarait à la radio, sur le ton pénétré d’une aïeule responsable, que l’École devait s’ouvrir à la publicité, laquelle serait une catégorie de l’information, elle-même aliment premier de l’instruction. CQFD. J’ai dressé l’oreille. Que nous contez-vous là, Madame Marketing, de votre sage voix de grand-mère, si bien timbrée ? La publicité dans le même sac que les sciences, les arts et les humanités ! Grand-Mère, êtes-vous sérieuse ? Elle l’était, la coquine. Et diablement. C’est qu’elle ne parlait pas en son nom, mais au nom de la vie telle qu’elle est ! Et tout à coup m’est apparue la vie selon Grand-Mère marketing : une gigantesque surface marchande, sans murs, sans limites, sans frontières, et sans autre objectif que la consommation ! Et l’école idéale selon Grand-Mère : un gisement de consommateurs toujours plus gourmands ! Et la mission des enseignants : préparer les élèves à pousser leur caddie dans les allées sans fin de la vie marchande ! Qu’on cesse de les tenir à l’écart de la société de consommation ! martelait Grand-Mère, qu’ils sortent « informés » du ghetto scolaire ! Le ghetto scolaire, c’est ainsi que Grand-Mère appelait l’École ! Et l’information, c’est à quoi elle réduisait l’instruction ! Tu entends, oncle Jules ? Les gosses que tu sauvais de l’idiotie familiale, que tu arrachais à l’inextricable maquis des préjugés et de l’ignorance, c’était pour les enfermer dans le ghetto scolaire, dis donc ! Et vous, ma violoncelliste du Blanc-Mesnil, saviez-vous qu’à éveiller vos élèves à la littérature plus qu’à la publicité vous n’étiez que la garde-chiourme aveugle du ghetto scolaire ? Ah ! professeurs, quand donc écouterez-vous Grand-Mère ? Quand donc vous mettrez-vous dans le crâne que l’univers n’est pas à comprendre mais à consommer ? Ce ne sont ni les Pensées de Pascal, ni le Discours de la méthode, ni la Critique de la Raison pure, ni Spinoza ni Sartre qu’il faut mettre entre les mains de vos élèves, ô philosophes, c’est le Grand catalogue de ce qui se fait de mieux dans la vie telle qu’elle est ! Allez, Mère-Grand, je t’ai reconnue sous ton déguisement de mots, tu es bel et bien le méchant loup des contes ! Emmitouflée dans tes raisonnements ensorceleurs, tu t’es couchée gueule ouverte à la sortie des écoles pour y croquer les petits chaperons consommateurs, Maximilien en tête, bien sûr, qui a moins de défense que les autres. Délicieuse à croquer, cette tête saturée d’envies, que les professeurs tentent de t’arracher, les pauvres, si peu armés, avec leurs deux heures de ceci, leurs trois heures de cela, contre ta formidable artillerie publicitaire ! Gueule ouverte, Mère-Grand, à la sortie des écoles, et ça marche ! Depuis le milieu des années soixante-dix, ça marche de mieux en mieux ! Ceux que tu croques aujourd’hui sont les enfants de ceux que tu croquais hier ! Hier, mes élèves, aujourd’hui la progéniture de mes élèves. Des familles entières occupées à prendre leurs plus petits désirs pour des besoins vitaux dans l’effroyable mixture de ta digestion argumentée ! Réduits, tous, grands et petits, au même état d’enfance perpétuellement désirante. Encore ! encore ! crie, du fond de ton estomac, le peuple des consommateurs consommés, enfants et parents confondus. Encore ! encore ! Et c’est bien entendu Maximilien qui crie le plus fort.