On suit maintenant un groupe de quatre jeunes gens appréhendés pour avoir tué un barman. Ils l’ont battu à mort, pour jouer. Une jeune fille filmait la scène sur son portable. Elle-même a shooté dans la tête de la victime comme s’il se fût agi d’un simple ballon. Le commissaire qui les a arrêtés confirme la perte total de sens du réel et, partant, celle de toute conscience morale. Ces quatre-là avaient passé la nuit à s’amuser à ça : battre les gens, et en faire des films. On les voit, grâce aux caméras de surveillance, aller d’une agression à l’autre, d’un pas tranquille, comme les copains vadrouilleurs d’Orange mécanique. Filmer ces violences sur des téléphones portables est une mode nouvelle, précise le commentateur. Une jeune femme, professeur, en a été victime, dans sa classe (images). On la montre, jetée à terre par un élève, battue, filmée. N’importe qui télécharge facilement ce genre de scène, aujourd’hui. On peut même les monter sur la musique de son choix. Commentaires désabusés de certains adolescents en train de visionner le film de la professeur battue. Je zappe.
Proportion inouïe des films violents sur les autres chaînes. C’est une nuit tranquille, le citoyen dort paisiblement, mais au pied de son lit, dans le silence obscur de son poste, les images veillent. On s’y trucide sous toutes les formes, à tous les rythmes, sur tous les tons. L’humanité moderne met en scène le meurtre permanent de l’humanité moderne. Sur une chaîne épargnée, loin de la présence des hommes, dans la paix photogénique de la nature, ce sont les animaux qui s’entredévorent. En musique, eux aussi.
Je reviens à ma chaîne de départ. Un brave garçon dont le métier consiste à télécharger toutes les scènes de violence extrême filmées de par le monde (lynchages, suicides, accidents, embuscades, bombes, meurtres, etc.) justifie son sale boulot par la classique antienne du devoir d’informer. S’il ne le fait pas, d’autres le feront, affirme-t-il ; il n’incarne pas la violence, il n’en est que le messager… Un salopard ordinaire, qui fait tourner la machine, au même titre que grand-mère marketing, son fils peut-être, et bon père de famille, va savoir… J’éteins.
Pas moyen de trouver le sommeil. Je suis tenté d’opter à mon tour pour un pessimisme d’apocalypse. Paupérisation systématique d’un côté, terreur et barbarie généralisée de l’autre. Déréalisation absolue dans les deux camps : abstractions boursières chez les nantis, vidéo massacre chez les proscrits ; le chômeur transformé en idée de chômeur par les grands actionnaires, la victime en image de victime par les petits voyous. Dans tous les cas, disparition de l’homme en chair, en os et en esprit. Et les médias orchestrant cet opéra sanglant où les commentaires laissent à penser que, potentiellement, tous les gosses des banlieues pourraient courir les rues pour zigouiller leur prochain réduit à une image de prochain. La place de l’éducation là-dedans ? De l’école ? Celle de la culture ? Du livre ? De la raison ? De la langue ? À quoi bon me rendre demain dans ce lycée d’enseignement général et technologique si les élèves que je vais y rencontrer sont censés avoir passé la nuit dans les entrailles de cette télévision ?
Sommeil.
Réveil.
Douche.
La tête sous l’eau froide, un bon moment.
Bon Dieu, l’énergie qu’il faut pour revenir à la réalité après avoir vu ça ! Nom d’un chien, l’image qu’à partir de ces quelques cinglés on nous donne de la jeunesse ! Je la refuse. Entendons-nous bien, je ne nie pas la réalité de ce reportage, je ne sous-estime pas les dangers de la délinquance. Comme tout un chacun les formes contemporaines de la violence urbaine m’horrifient, je crains la chiennerie de la meute, je n’ignore pas non plus la douleur de vivre dans certains quartiers périphériques, j’y sens le danger des communautarismes, je sais très bien, entre autres, la difficulté d’y naître fille et d’y devenir femme, je mesure les risques extrêmes où s’y trouvent exposés les enfants issus d’une ou deux générations de chômeurs, quelles proies ils constituent pour les trafiquants de tout poil ! Je sais cela, je ne minimise pas les difficultés des professeurs confrontés aux élèves les plus déstructurés de cet effroyable gâchis social, mais je refuse d’assimiler à ces images de violence extrême tous les adolescents de tous les quartiers en péril, et surtout, surtout, je hais cette peur du pauvre que ce genre de propagande attise à chaque nouvelle période électorale ! Honte à ceux qui font de la jeunesse la plus délaissée un objet fantasmatique de terreur nationale ! Ils sont la lie d’une société sans honneur qui a perdu jusqu’au sentiment même de la paternité.
13
Il se trouve que c’est jour de fête au lycée d’enseignement général et technologique, ce matin-là ; la fête du bahut. Un lycée entier transformé pour deux ou trois jours en lieu d’exposition de tout ce que les élèves y créent en dehors de leurs études officielles : peinture, musique, théâtre, architecture même (ils ont construit eux-mêmes les stands d’exposition), sous la houlette d’une proviseur et d’une équipe de professeurs qui connaissent chaque fille et chaque garçon par leur prénom. Dans le hall, un petit orchestre d’élèves. Le violon m’accompagne le long des couloirs. Trois ou quatre classes m’attendent dans une vaste salle. Nous jouons pendant deux heures au libre jeu des questions et des réponses. Leur vivacité, leurs rires, leur brusque sérieux, leurs trouvailles, leur énergie vitale surtout, leur stupéfiante énergie me sauvent de mon cauchemar télévisuel.
Retour.
Quai de la gare.
Message d’Ali, dans mon portable :
— Salut, toi ! N’oublie pas notre rancard de demain : mes élèves t’attendent. Ils bouclent le montage de leurs films. Il faut que tu voies ça, ça les passionne !
VI
CE QU’AIMER VEUT DIRE
« Dans ce monde il faut être un peu trop bon pour l’être assez. »
1
Dès que les mères désespérées raccrochent leur téléphone, je décroche le mien pour tenter de caser leur progéniture. Je fais la tournée des collègues : amis de vieille date, spécialistes en cas réputés désespérés, et moi jouant à mon tour le rôle de la maman éplorée. À l’autre bout du fil on s’en amuse :
— Ah ! te voilà, toi ! En général c’est la saison où tu te manifestes !
— Combien d’absences dans l’année, dis-tu ? Trente-sept ! Il a séché trente-sept fois et tu voudrais qu’on le prenne ? Tu le livres avec les menottes ?
Didier, Philippe, Stella, Fanchon, Pierre, Françoise, Isabelle, Ali et les autres… C’est qu’ils en ont sauvé plus d’un, tous autant qu’ils sont ! Nicole H., à elle seule, son lycée ouvert à tous les bras cassés de passage…
Il m’est même arrivé de plaider en milieu d’année.
— Allez, Philippe…
— Renvoyé pour quelle raison ? Bagarre ! À l’intérieur et à l’extérieur du bahut ? Même avec les vigiles du centre commercial ! Et ce n’est pas la première fois ? Beau cadeau de Noël, dis donc ! Envoie toujours, je verrai ce qu’on peut faire.