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Ou ce dialogue avec mademoiselle G., directrice de collège. Je la trouve, occupée à surveiller un devoir sur table. Deux classes planchent sous ses yeux. Silence. Concentration. Stylos mâchonnés ou qui tournent à toute allure entre le pouce et l’index (comment réussissent-ils ça ? je n’y suis jamais arrivé), feuilles de brouillon vertes pour les uns, jaunes pour les autres… Le calme de l’étude. On entendrait voler un doute. J’ai toujours aimé le silence de la sieste et le calme de l’étude. Dans mon enfance il m’arrivait de les associer. J’avais le goût du repos immérité. Je sais tout sur l’art de faire semblant d’écrire en préparant une copie blanche. Mais il est difficile de jouer à ce petit jeu sous la surveillance de mademoiselle G.

Elle m’a vu entrer du coin de l’œil. Elle ne bronche pas. Elle sait que je ne la dérange jamais pour rien et que, si je m’y autorise, c’est rarement pour lui annoncer une bonne nouvelle. Je marche sans bruit vers son bureau, je me penche à son oreille et murmure mes arguments de vente :

— Quinze ans et huit mois, redouble sa troisième, a perdu l’habitude de travailler voilà une dizaine d’années, renvoyé pour d’innombrables motifs, arrêté le mois dernier dans le métro pour trafic de barrettes, mère en fuite, père irresponsable, vous le prenez ?

Mademoiselle G. ne me regarde toujours pas, elle regarde ses ouailles, elle se contente de faire oui de la tête, mais :

— À une condition, murmure-t-elle sans remuer les lèvres.

— Laquelle ?

— Que vous ne me demandiez pas de vous remercier.

Ô ma si britannique mademoiselle G., ce consentement silencieux est un de mes meilleurs souvenirs de professeur ! C’est dans Marivaux, dans Marivaux, m’entendez-vous ? pas dans un de vos livres pieux, dans Marivaux ! que j’ai trouvé la phrase qui devait secrètement vous servir de devise : « Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez. »

Si j’ajoute que vous avez conduit ce garçon jusqu’au bac, j’en aurai dit un peu sur les effets de cette bonté-là.

2

Il suffit d’un professeur — un seul ! — pour nous sauver de nous-mêmes et nous faire oublier tous les autres.

C’est, du moins, le souvenir que je garde de monsieur Bal.

Il était notre professeur de mathématiques en première. Du point de vue de la gestuelle le contraire de Keating ; un professeur on ne peut moins cinématographique : ovale, je dirais, une voix aiguë et rien de particulier qui retienne le regard. Il nous attendait assis à son bureau, nous saluait aimablement, et dès ses premiers mots nous entrions en mathématique. De quoi était faite cette heure qui nous retenait tant ? Essentiellement de la matière que monsieur Bal y enseignait et dont il semblait habité, ce qui faisait de lui un être curieusement vivant, calme et bon. Étrange bonté, née de la connaissance même, désir naturel de partager avec nous la « matière » qui ravissait son esprit et dont il ne pouvait pas concevoir qu’elle nous fût répulsive, ou seulement étrangère. Bal était pétri de sa matière et de ses élèves. Il avait quelque chose du ravi de la crèche mathématique, une effarante innocence. L’idée qu’il pût être chahuté n’avait jamais dû l’effleurer, et l’envie de nous moquer de lui ne nous serait jamais venue, tant son bonheur d’enseigner était convaincant.

Nous n’étions pourtant pas un public docile. À peu près tous sortis de la poubelle de Djibouti, guère attachants. J’ai quelques souvenirs de bagarres nocturnes, en ville, et de règlements de comptes internes qui ne devaient rien à la tendresse. Mais, dès que nous franchissions la porte de monsieur Bal, nous étions comme sanctifiés par notre immersion dans les mathématiques et, l’heure passée, chacun de nous refaisait surface mathematikos !

Le jour de notre rencontre, lorsque les plus nuls d’entre nous s’étaient vantés de leurs zéros pointés, il avait répondu en souriant qu’il ne croyait pas aux ensembles vides. Sur quoi, il avait posé quelques questions fort simples et considéré nos réponses élémentaires comme d’inestimables pépites, ce qui nous avait beaucoup amusés. Puis, il avait inscrit le chiffre 12 au tableau en nous demandant ce qu’il écrivait là.

Les plus délurés avaient tenté une sortie :

— Les douze doigts de la main !

— Les douze commandements !

Mais l’innocence, dans son sourire, décourageait vraiment :

— C’est la note minimum que vous aurez au bac. Il ajouta :

— Si vous cessez d’avoir peur. Et encore :

— D’ailleurs, je n’y reviendrai pas. Ce n’est pas du baccalauréat que nous allons nous occuper ici, c’est de mathématiques.

De fait, il ne nous parla plus une seule fois du bac. Mètre après mètre, il occupa cette année à nous remonter du gouffre de notre ignorance, en s’amusant à le faire passer pour le puits même de la science ; il s’émerveillait toujours de ce que nous savions malgré tout.

— Vous croyez que vous ne savez rien, mais vous vous trompez, vous vous trompez, vous en savez énormément ! Regarde, Pennacchioni, savais-tu que tu savais ça ?

Bien entendu, cette maïeutique ne suffit pas à faire de nous des génies de la mathématique, mais si profond qu’ait été notre puits, monsieur Bal nous ramena tous au niveau de la margelle : la moyenne au baccalauréat.

Et sans la moindre allusion, jamais, à l’avenir calamiteux qui, d’après tant d’autres professeurs et depuis si longtemps, nous attendait.

3

Était-il lui-même un grand mathématicien ? Et, l’année suivante mademoiselle Gi une gigantesque historienne ? Et, durant ma seconde terminale, monsieur S. un philosophe hors de pair ? Je le suppose mais à vrai dire je l’ignore ; je sais seulement que ces trois-là étaient habités par la passion communicative de leur matière. Armés de cette passion ils sont venus me chercher au fond de mon découragement et ne m’ont lâché qu’une fois mes deux pieds solidement posés dans leur cours, qui se révéla être l’antichambre de ma vie. Ce n’est pas qu’ils s’intéressaient à moi plus qu’aux autres, non, ils considéraient également leurs bons et leurs mauvais élèves, et savaient ranimer chez les seconds le désir de comprendre. Ils accompagnaient nos efforts pas à pas, se réjouissaient de nos progrès, ne s’impatientaient pas de nos lenteurs, ne considéraient jamais nos échecs comme une injure personnelle et se montraient avec nous d’une exigence d’autant plus rigoureuse qu’elle était fondée sur la qualité, la constance et la générosité de leur propre travail. Pour le reste, on ne peut imaginer professeurs plus différents : monsieur Bal, si calme et si souriant, un bouddha mathématique, mademoiselle Gi au contraire un tronc de l’air (tron de l’èr comme on eût dit dans mon village), une tornade qui nous arrachait à notre gangue de paresse pour nous entraîner avec elle dans le cours tumultueux de l’Histoire, quand monsieur S., philosophe sceptique et pointu (nez pointu, chapeau pointu, ventre pointu), immobile et perspicace, me laissait le soir venu bourdonnant de questions auxquelles je brûlais de répondre. Je lui rendais des dissertations pléthoriques qu’il qualifiait d’exhaustives, suggérant par là que son confort de correcteur se fût accommodé de devoirs plus concis.

Tout bien réfléchi, ces trois professeurs n’avaient qu’un point commun : ils ne lâchaient jamais prise. Ils ne s’en laissaient pas conter par nos aveux d’ignorance. (Combien de dissertations mademoiselle Gi me fit-elle refaire pour cause d’orthographe défaillante ? Combien de cours supplémentaires monsieur Bal me donna-t-il parce qu’il me trouvait l’air vacant dans un couloir ou rêvassant dans une salle de permanence ? « Et si nous faisions un petit quart d’heure de math, Pennacchioni, tant que nous y sommes ? Allons-y, un bon petit quart d’heure… ») L’image du geste qui sauve de la noyade, la poigne qui vous tire vers le haut malgré vos gesticulations suicidaires, cette image brute de vie d’une main agrippant solidement le col d’une veste est la première qui me vient quand je pense à eux. En leur présence — en leur matière — je naissais à moi-même : mais un moi mathématicien, si je puis dire, un moi historien, un moi philosophe, un moi qui, l’espace d’une heure, m’oubliait un peu, me flanquait entre parenthèses, me débarrassait du moi qui, jusqu’à la rencontre de ces maîtres, m’avait empêché de me sentir vraiment là.