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Autre chose, il me semble qu’ils avaient un style. Ils étaient artistes en la transmission de leur matière. Leurs cours étaient des actes de communication, bien sûr, mais d’un savoir à ce point maîtrisé qu’il passait presque pour de la création spontanée. Leur aisance faisait de chaque heure un événement dont nous pouvions nous souvenir en tant que tel. À croire que mademoiselle Gi ressuscitait l’histoire, que monsieur Bal redécouvrait les mathématiques, que Socrate s’exprimait par la bouche de monsieur S. ! Ils nous donnaient des cours aussi mémorables que le théorème, le traité de paix ou l’idée fondamentale qui en constituaient, ce jour-là, le sujet. En enseignant, ils créaient l’événement.

Leur influence sur nous s’arrêtait là. Du moins leur influence apparente. Hors de la matière qu’ils incarnaient, ils ne cherchaient pas à nous impressionner. Ils n’étaient pas de ces professeurs qui se glorifient de leur ascendant sur un effectif d’adolescents en mal d’image paternelle. Avaient-ils seulement conscience d’être des maîtres libérateurs ? Quant à nous, nous étions leurs élèves de mathématiques, d’histoire ou de philosophie, et n’étions que cela. Certes nous en tirions une fierté un peu snob, comme les membres d’un club très fermé, mais ils auraient été les premiers surpris d’apprendre que, quarante-cinq ans plus tard, un de leurs élèves, grâce à eux devenu professeur, jouerait les disciples au point de leur dresser une statue ! D’autant que, comme ma violoncelliste du Blanc-Mesnil, une fois rentrés chez eux, en dehors de la correction de nos copies ou de la préparation de leurs cours, ils ne devaient plus guère penser à nous. Ils avaient à coup sûr d’autres centres d’intérêt, une curiosité ouverte, qui devaient nourrir leur force, ce qui expliquait, entre autres, la densité de leur présence en classe. (Mademoiselle Gi, surtout, me semblait avoir un appétit à dévorer le monde et ses bibliothèques.) Ce n’était pas seulement leur savoir que ces professeurs partageaient avec nous, c’était le désir même du savoir ! Et c’est le goût de sa transmission qu’ils me communiquèrent. Du coup, nous allions à leurs cours la faim au ventre. Je ne dirais pas que nous nous sentions aimés par eux, mais considérés, à coup sûr (respectés, dirait la jeunesse d’aujourd’hui), considération qui se manifestait jusque dans la correction de nos copies, où leurs annotations ne s’adressaient qu’à chacun de nous en particulier. Le modèle du genre étant les corrections de monsieur Beaum, notre professeur d’histoire en hypokhâgne. Il exigeait qu’on laissât vierge la dernière page de nos dissertations pour qu’il pût y taper à la machine — en rouge, sur un seul interligne — le corrigé détaillé de chaque devoir !

Ces professeurs, rencontrés dans les dernières années de ma scolarité, me changèrent beaucoup de tous ceux qui réduisaient leurs élèves à une masse commune et sans consistance, « cette classe », dont ils ne parlaient qu’au superlatif d’infériorité. Aux yeux de ceux-là nous étions toujours la plus mauvaise quatrième, troisième, seconde, première ou terminale de leur carrière, ils n’avaient jamais eu de classe moins… si… On eût dit qu’ils s’adressaient d’année en année à un public de moins en moins digne de leur enseignement. Ils s’en plaignaient à la direction, aux conseils de classes, aux réunions de parents. Leurs jérémiades éveillaient en nous une férocité particulière, quelque chose comme la rage que mettrait le naufragé à entraîner dans sa noyade le capitaine pleutre qui a laissé le bateau s’empaler sur le récif. (Oui, enfin, c’est une image… Disons qu’ils étaient surtout nos coupables idéaux comme nous étions les leurs ; leur dépression routinière entretenait chez nous une méchanceté de confort.)

Le plus redoutable d’entre eux fut monsieur Blamard (Blamard est un pseudonyme), triste bourreau de mes neuf ans, qui fit pleuvoir tant de mauvais points sur ma tête qu’aujourd’hui encore, coincé dans la queue d’une administration, il m’arrive de considérer mon ticket d’attente comme un verdict de Blamard : « № 175, Pennacchioni, toujours aussi loin des félicitations ! »

Ou ce professeur de sciences naturelles, en terminale, à qui je dois mon exclusion du lycée. Se plaignant de ce que la moyenne générale de « cette classe » n’excédât pas les 3,5/20, il avait commis l’imprudence de nous en demander la raison. Front haussé, menton tendu, commissures tombantes :

— Alors quelqu’un peut-il expliquer cette… prouesse ?

J’ai levé un index poli et suggéré deux explications possibles : ou notre classe constituait une monstruosité statistique (32 élèves qui ne pouvaient dépasser une moyenne de 3,5 en sciences naturelles), ou ce résultat famélique sanctionnait la qualité de l’enseignement dispensé.

Content de moi, je suppose.

Et fichu à la porte.

— Héroïque mais inutile, me fit observer un copain : sais-tu la différence entre un professeur et un outil ? Non ? Le mauvais prof n’est pas réparable.

Viré, donc.

Fureur de mon père, bien sûr.

Sales souvenirs, ces années de rancœur ordinaire !

4

Au lieu de recueillir et de publier les perles des cancres, qui réjouissent tant de salles de professeurs, on devrait écrire une anthologie des bons maîtres. La littérature ne manque pas de ces témoignages : Voltaire rendant hommage aux jésuites Tournemine et Porée, Rimbaud soumettant ses poèmes au professeur Izambard, Camus écrivant des lettres filiales à monsieur Martin, son instituteur bien-aimé, Julien Green rappelant à son affectueux souvenir l’image haute en couleur de monsieur Lesellier, son professeur d’histoire, Simone Weil chantant les louanges de son maître Alain, lequel n’oubliera jamais Jules Lagneau qui l’ouvrit à la philosophie, J.-B. Pontalis célébrant Sartre, qui « tranchait » tellement sur tous ses autres professeurs…

Si, outre celui des maîtres célèbres, cette anthologie proposait le portrait de l’inoubliable professeur que nous avons presque tous rencontré au moins une fois dans notre scolarité, nous en tirerions peut-être quelque lumière sur les qualités nécessaires à la pratique de cet étrange métier.

Aussi loin que je me souvienne, quand les jeunes professeurs sont découragés par une classe, ils se plaignent de n’avoir pas été formés pour ça. Le « ça » d’aujourd’hui, parfaitement réel, recouvre des domaines aussi variés que la mauvaise éducation des enfants par la famille défaillante, les dégâts culturels liés au chômage et à l’exclusion, la perte des valeurs civiques qui s’ensuit, la violence dans certains établissements, les disparités linguistiques, le retour du religieux, mais aussi la télévision, les jeux électroniques, bref tout ce qui nourrit plus ou moins le diagnostic social que nous servent chaque matin nos premiers bulletins d’information.

Du « nous ne sommes pas formés pour ça » au « nous ne sommes pas là pour », il n’y a qu’un pas qu’on peut exprimer ainsi : « Nous autres professeurs ne sommes pas là pour résoudre à l’intérieur de l’école les problèmes de société qui font écran à la transmission du savoir ; ce n’est pas notre métier. Qu’on nous adjoigne un nombre suffisant de surveillants, d’éducateurs, d’assistantes sociales, de psychologues, brefs de spécialistes en tous genres et nous pourrons enseigner sérieusement les matières que nous avons passé tant d’années à étudier. » Revendications on ne peut plus justifiées, auxquelles les ministères successifs opposent les limites du budget.