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Nous voici donc entrés dans une nouvelle phase de la formation des enseignants, qui sera de plus en plus axée sur la maîtrise de la communication avec les élèves. Cette aide est indispensable, mais si les jeunes professeurs en attendent un discours normatif qui leur permette de résoudre tous les problèmes qui se posent dans une classe, ils iront vers de nouvelles désillusions ; le « ça » pour lequel ils n’ont pas été formés y résistera. Pour tout dire, je crains que « ça » ne se laisse jamais tout à fait cerner, que « ça » ne soit d’une autre nature que la somme des éléments qui le constituent objectivement.

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L’idée qu’on puisse enseigner sans difficulté tient à une représentation éthérée de l’élève. La sagesse pédagogique devrait nous représenter le cancre comme l’élève le plus normal qui soit : celui qui justifie pleinement la fonction de professeur puisque nous avons tout à lui apprendre, à commencer par la nécessité même d’apprendre ! Or, il n’en est rien. Depuis la nuit des temps scolaires l’élève considéré comme normal est l’élève qui oppose le moins de résistance à l’enseignement, celui qui ne douterait pas de notre savoir et ne mettrait pas notre compétence à l’épreuve, un élève acquis d’avance, doué d’une compréhension immédiate, qui nous épargnerait la recherche des voies d’accès à sa comprenette, un élève naturellement habité par la nécessité d’apprendre, qui cesserait d’être un gosse turbulent ou un adolescent à problèmes pendant notre heure de cours, un élève convaincu dès le berceau qu’il faut juguler ses appétits et ses émotions par l’exercice de sa raison si on ne veut pas vivre dans une jungle de prédateurs, un élève assuré que la vie intellectuelle est une source de plaisirs qu’on peut varier à l’infini, raffiner à l’extrême, quand la plupart de nos autres plaisirs sont voués à la monotonie de la répétition ou à l’usure du corps, bref un élève qui aurait compris que le savoir est la seule solution : solution à l’esclavage où nous maintiendrait l’ignorance et consolation unique à notre ontologique solitude.

C’est l’image de cet élève idéal qui se dessine dans l’éther quand j’entends prononcer la phrase : « Je dois tout à l’école de la République ! » Je ne mets pas en cause la gratitude de celui qui la prononce. « Mon père était ouvrier et je dois tout à l’école de la République ! » Je ne minimise pas non plus les mérites de l’école. « Je suis fils d’immigré et je dois tout à l’école de la République ! »

Mais, c’est plus fort que moi, dès que j’entends cette manifestation publique de gratitude, je vois se dérouler un film — long métrage — à la gloire de l’école certes, mais à celle de cet enfant surtout qui aurait compris, dès sa première heure de maternelle, que l’école de la République était prête à lui garantir son avenir pour peu qu’il fût l’élève qu’elle attendait de lui. Et honte à ceux qui ne répondent pas à cette attente-là ! Alors une petite voix se met à commenter le film dans ma tête :

— C’est vrai, mon gars, tu dois beaucoup à l’école de la République, énormément même, mais pas tout, pas tout, sur ce point tu te trompes. Tu oublies les caprices du hasard. Peut-être étais-tu un enfant plus doué que la moyenne, par exemple. Ou un jeune immigré élevé par des parents aimants, volontaires et perspicaces, comme les parents de mon amie Kahina, qui voulurent leurs trois filles indépendantes et diplômées pour qu’aucun homme ne les traite un jour comme l’étaient les femmes de leur génération. Tu pourrais, au contraire, être, comme mon vieux Pierre, le produit d’une tragédie familiale, et avoir trouvé ton unique salut dans tes études, y avoir plongé profondément pour oublier, le temps de la classe, ce que te réservait le retour à la maison. Ou encore avoir été, comme Minne, un enfant prisonnier de sa cage d’asthmatique et qui eut soif de tout apprendre tout de suite pour sortir de son lit de malade : « Apprendre pour respirer, me dit-elle, comme on ouvre des fenêtres, apprendre pour cesser d’étouffer, apprendre, lire, écrire, respirer, ouvrir toujours plus de fenêtres, de l’air, de l’air, je te jure, le travail scolaire était la seule façon de m’envoler hors de mon asthme, et je me fichais bien de la qualité des professeurs, sortir de mon lit, aller à l’école, compter, multiplier, diviser, apprendre la règle de trois, tricoter les lois de Mendel, en savoir tous les jours un peu plus, c’est tout ce que je voulais, respirer, de l’air ! de l’air ! » À moins que tu ne fusses doté de la mégalomanie blagueuse de Jérôme : « Dès que j’ai appris à lire et à compter, j’ai su que le monde était à moi ! À dix ans, je passais mes week-ends dans l’hôtel-restaurant de ma grand-mère et, sous prétexte de donner un coup de main en salle, je cassais les pieds aux clients en leur posant toutes sortes de colles : À quel âge est mort Louis XIV ? Qu’est-ce qu’un adjectif attribut ? 123 multiplié par 72 ? La réponse que je préférais était : J’en sais rien mais tu vas me le dire. C’était rigolo d’en savoir plus à dix ans que le pharmacien ou le curé du coin ! Ils me tapotaient la joue avec l’envie de m’arracher la tête, ça m’amusait follement. »

Excellents élèves, Kahina, Minne, Pierre, Jérôme et toi, et mon amie Françoise qui apprit tout en jouant, dès sa petite enfance, sans la moindre inhibition — Ah ! sa stupéfiante faculté de s’amuser sérieusement ! — , jusqu’à passer l’agrégation de lettres classiques comme s’il se fût agi du jeu des mille euros. Fils ou filles d’immigrés, d’ouvriers, d’employés, de techniciens, d’instituteurs ou de grands bourgeois, très différents les uns des autres, ces amis-là, mais excellents élèves tous. C’était bien le minimum que l’école de la République vous repère, eux et toi ! Et qu’elle t’aide à devenir ce que tu es ! Il n’aurait plus manqué qu’elle te rate ! Tu trouves qu’elle n’en laisse pas assez sur le bord du chemin, l’école de la République ?

En honorant l’école à l’excès, c’est toi que tu flattes en douce, tu te poses plus ou moins consciemment en élève idéal. Ce faisant, tu masques les innombrables paramètres qui nous font tellement inégaux dans l’acquisition du savoir : circonstances, entourage, pathologies, tempérament… Ah ! l’énigme du tempérament !

« Je dois tout à l’école de la République ! »

Serait-ce que tu voudrais faire passer tes aptitudes pour des vertus ? (Les unes et les autres n’étant d’ailleurs pas incompatibles…) Réduire ta réussite à une question de volonté, de ténacité, de sacrifice, c’est ça que tu veux ? Il est vrai que tu fus un élève travailleur et persévérant, et que le mérite t’en revient, mais c’est, aussi, pour avoir joui très tôt de ton aptitude à comprendre, éprouvé dès tes premières confrontations au travail scolaire la joie immense d’avoir compris, et que l’effort portait en lui-même la promesse de cette joie ! À l’heure où je m’asseyais à ma table écrasé par la conviction de mon idiotie, tu t’installais à la tienne vibrant d’impatience, impatience de passer à autre chose aussi, car ce problème de math sur lequel je m’endormais tu l’expédiais, toi, en un tournemain. Nos devoirs, qui étaient les tremplins de ton esprit, étaient les sables mouvants où s’enlisait le mien. Ils te laissaient libre comme l’air, avec la satisfaction du devoir accompli, et moi hébété d’ignorance, maquillant un vague brouillon en copie définitive, à grand renfort de traits soigneusement tirés qui ne trompaient personne. À l’arrivée, tu étais le travailleur, j’étais le paresseux. C’était donc ça, la paresse ? Cet enlisement en soi-même ? Et le travail, qu’était-ce donc ? Comment s’y prenaient-ils, ceux qui travaillaient bien ? Où puisaient-ils cette force ? Ce fut l’énigme de mon enfance. L’effort, où je m’anéantissais, te fut d’entrée de jeu un gage d’épanouissement. Nous ignorions toi et moi qu’« il faut réussir pour comprendre », selon le mot si clair de Piaget, et que nous étions, toi comme moi, la vivante illustration de cet axiome.