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L’enfant Jules vécut cent ans.

1875–1975.

En gros.

Arraché à la société industrielle pendant le dernier quart du XIXe siècle, il fut livré cent ans plus tard à la société marchande, qui en fit un enfant client.

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Il existe cinq sortes d’enfants sur notre planète, aujourd’hui : l’enfant client chez nous, l’enfant producteur sous d’autres cieux, ailleurs l’enfant soldat, l’enfant prostitué, et sur les panneaux incurvés du métro, l’enfant mourant dont l’image, périodiquement, penche sur notre lassitude le regard de la faim et de l’abandon.

Ce sont des enfants, tous les cinq.

Instrumentalisés, tous les cinq.

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Parmi les enfants clients il y a ceux qui disposent des moyens de leurs parents et ceux qui n’en disposent pas ; ceux qui achètent et ceux qui se débrouillent. Dans les deux cas de figure, l’argent étant rarement le produit d’un travail personnel, le jeune acquéreur accède à la propriété sans contrepartie. C’est cela, l’enfant client : un enfant qui, sur quantité de terrains de consommation identiques à ceux de ses parents ou de ses professeurs (habillement, nourriture, téléphonie, musique, électronique, locomotion, loisirs…), accède sans coup férir à la propriété privée. Ce faisant il joue le même rôle économique que les adultes qui ont à charge son éducation et son instruction. Il constitue comme eux une part énorme du marché, il fait comme eux circuler les devises (le fait que ce ne soit pas les siennes n’entre pas en ligne de compte), ses désirs autant que ceux de ses parents doivent être sollicités et renouvelés en permanence pour que la machine continue de tourner. De ce point de vue, il est un personnage considérable : client à part entière. Comme les grands.

Consommateur autonome.

Dès ses premiers désirs d’enfant.

Dont la satisfaction est censée mesurer l’amour qu’on lui porte.

Les adultes, même s’ils s’en défendent, n’y peuvent pas grand-chose ; ainsi va la société marchande : aimer son enfant (cet enfant, chez nous si désiré que sa naissance creuse en ses parents une dette d’amour sans fond), c’est aimer ses désirs, lesquels s’expriment vite comme des besoins vitaux : besoin d’amour ou désir d’objets, c’est tout comme, puisque les preuves de cet amour passent par l’achat de ces objets.

Le désir d’enfant…

Tiens, voilà une autre différence entre l’enfant d’aujourd’hui et celui que je fus : ai-je été un enfant désiré ?

Aimé, oui, à la façon de ma lointaine époque, mais désiré ?

Quelle tête ferait ma vieille maman, dont nous venons de fêter les cent un ans (décidément j’écris ce bouquin trop lentement), si je lui demandais en passant :

— À propos, ma petite mère, m’as-tu désiré ?

— … ?

— Oui, tu m’as bien entendu : ai-je été un enfant expressément voulu par toi, par Papa, par vous deux ?

Je vois son regard se poser sur moi. J’entends le long silence qui s’ensuivrait. Et, question pour question :

— Dis-moi, tu t’en sors bien, toi, dans la vie ?

Si je creusais un peu plus, j’obtiendrais à la rigueur quelques précisions événementielles :

— C’était la guerre, ton père était en permission, puis il nous a déposés à Casablanca, tes trois frères et moi, pour aller débarquer avec la septième armée américaine en Provence. C’est à Casablanca que tu es né, toi.

Ou encore, en bonne mère du Sud :

— J’avais un peu peur que tu sois une fille, j’ai toujours préféré les garçons.

Mais savoir si je fus désiré, non. Il y avait un adjectif pour qualifier ces questions à cette époque et dans ma famille : elles étaient saugrenues.

Bien, revenons à l’enfant client.

Et mettons les choses au point : en le décrivant je ne cherche pas à le présenter comme un sybarite méprisable et décervelé, je ne prêche pas non plus le retour au pull maman, aux jouets en fer-blanc, aux chaussettes reprisées, aux silences familiaux, à la méthode Ogino et à tout ce qui fait que la jeunesse d’aujourd’hui imagine la nôtre comme un film en noir et blanc. Non, je me demande seulement quel genre de cancre j’aurais été, si le hasard m’avait fait naître, disons, il y a une quinzaine d’années. Aucun doute là-dessus : j’aurais été un cancre consommateur. À défaut de précocité intellectuelle, je me serais rabattu sur cette maturité commerciale qui confère aux désirs des adolescents la même légitimité qu’à ceux de leurs parents. J’en aurais fait une question de principe. Je m’entends d’ici : Vous avez votre ordinateur, j’ai bien le droit au mien ! Surtout si vous ne voulez pas que je touche le vôtre ! Et on m’aurait cédé. Par amour. Amour dévoyé ? Facile à dire. Chaque époque impose son langage à l’amour familial. La nôtre prescrit la langue des objets. N’oubliez pas le diagnostic de Grand-Mère marketing : « Il y va de son identité. » Comme bon nombre d’enfants ou d’adolescents que j’entends un peu partout, j’aurais su convaincre ma mère que ma conformité au groupe, donc mon équilibre personnel, dépendait de tel ou tel achat :

— Maman, il me faut absolument les dernières NNN !

Ma mère aurait-elle voulu faire de moi un paria ? Mes piètres résultats scolaires n’y suffisaient-ils pas ? Fallait-il vraiment en rajouter ?

— Maman, je te jure, j’aurai l’air d’un blaireau, sinon ! (Correction : « blaireau » date un peu), j’aurai l’air d’un bolos, et ça va pas le faire ! (En son temps, Michel Audiard aurait parlé de cave ou de loquedu. « Môman, si tu me paies pas ces pompes i vont me prendre pour un cave ! »)