Et ma mère aimante aurait cédé.
Seulement, il y a une quinzaine d’années, aurais-je été le dernier-né d’une fratrie de quatre ? M’aurait-on désiré ? M’aurait-on accordé mon visa de sortie ?
Question de budget, comme le reste.
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Un des éléments du « ça » auquel le jeune professeur d’aujourd’hui n’est pas préparé, c’est le face-à-face avec une classe d’enfants clients. Certes, il en fut un lui-même et ses propres enfants en sont, mais dans cette classe il est le professeur. En tant que professeur il ne ressent pas la dette d’amour qui émeut son cœur de père. L’élève n’est pas un enfant désiré au point de faire fondre de gratitude les membres du corps enseignant. Ici, on est à l’école, au collège, au lycée, pas en famille, pas dans une galerie marchande : on n’exauce pas des désirs superficiels par des cadeaux, on satisfait des besoins fondamentaux par des obligations. Besoins de s’instruire d’autant plus difficiles à combler qu’il faut d’abord les éveiller ! Rude tâche pour le professeur, ce conflit entre les désirs et les besoins ! Et douloureuse perspective pour le jeune client, avoir à se préoccuper de ses besoins au détriment de ses désirs : se vider la tête pour se former l’esprit, se débrancher pour se connecter au savoir, troquer la pseudo-ubiquité des machines contre l’universalité des connaissances, oublier les clinquantes babioles pour assimiler d’invisibles abstractions. Et devoir les payer, ces connaissances scolaires, quand la satisfaction des désirs, elle, ne l’engage à rien ! Car, paradoxe de l’enseignement gratuit hérité de Jules Ferry, l’école de la République reste aujourd’hui le dernier lieu de la société marchande où l’enfant client doive payer de sa personne, se plier au donnant-donnant : du savoir contre du travail, des connaissances contre des efforts, l’accès à l’universalité contre l’exercice solitaire de la réflexion, une vague promesse d’avenir contre une pleine présence scolaire, voilà ce que l’école exige de lui.
Si le bon élève, fort de son aptitude à faire la part des choses, se satisfait de cette situation, pourquoi le cancre l’accepterait-il ? Pourquoi abandonnerait-il son statut de maturité commerciale pour la position de l’élève obéissant, qu’il estime infantilisante ? Pourquoi irait-il payer à l’école dans une société où des ersatz de connaissance lui sont, du matin au soir, proposés gratuitement sous la forme de sensations et d’échange ? Tout cancre qu’il soit en classe, ne se sent-il pas maître de l’univers quand, enfermé dans sa chambre, il est assis devant sa console ? En chattant jusqu’au petit matin n’éprouve-t-il pas le sentiment de communiquer avec la terre entière ? Son clavier ne lui promet-il pas l’accès à toutes les connaissances sollicitées par ses envies ? Ses combats contre les armées virtuelles ne lui offrent-ils pas une vie palpitante ? Pourquoi troquerait-il cette position centrale contre une chaise de classe ? Pourquoi supporterait-il les jugements réprobateurs des adultes penchés sur son bulletin trimestriel quand, verrouillé dans sa chambre, coupé des siens et de l’école, il règne ?
Aucun doute, si le cancre que je fus était né il y a une quinzaine d’années et si sa mère n’avait pas cédé à ses moindres envies, il aurait pillé la caisse familiale, mais pour se faire des cadeaux à lui-même, cette fois ! Il se serait offert un matériel d’évasion dernier cri, se serait laissé aspirer par son écran, s’y serait dilué pour surfer sur l’espace-temps, sans contrainte ni limite, sans horaire et sans horizon, il aurait chatté sans fin et sans propos avec d’autres lui-même. Il l’aurait adorée, cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines qui leur permettent d’abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer de jeunes obèses en les désincarnant.
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— Moi, un jeune obèse désincarné ? (Oh ! Bon dieu, le revoilà…)
— Qui te permet de parler à ma place ?
Nom d’un chien, pourquoi l’ai-je évoqué, ce cancre que je fus, cet indécrottable souvenir de moi-même ? J’arrive enfin à mes dernières pages, il me fichait la paix depuis cette conversation sur Maximilien, et voilà que je le rappelle à mon bon souvenir !
— Réponds-moi ! Qu’est-ce qui t’autorise à penser que si j’étais né il y a une quinzaine d’années, je serais le cancre hyperconsommateur que tu dis ?
Aucun doute, c’est bien lui. Toujours à exiger des explications au lieu de fournir des résultats. Bon, allons-y :
— Et depuis quand ai-je besoin de ton autorisation pour écrire quoi que ce soit ?
— Depuis que tu dégoises sur les cancres ! En matière de cancrerie c’est moi l’expert, il me semble !
Est-on l’expert de ce qu’on subit ? Les malades doivent-ils nécessairement remplacer les toubibs et les mauvais élèves se substituer à leurs professeurs ?
Inutile de le pousser sur ce terrain, il serait fichu de m’y faire noircir des pages. Finissons-en au plus vite :
— Admettons. Quel genre de cancre serais-tu aujourd’hui, d’après toi ?
— Si ça se trouve, aujourd’hui je m’en sortirais très bien ! Y’a pas que l’école, dans la vie, figure-toi ! Tu nous bassines depuis le début avec l’école, mais il y a d’autres solutions ! Tu as des tas d’amis qui ont très bien réussi hors de l’école. Il faut le dire aussi, ça ! Regarde Bertrand, Robert, Mike et Françoise : ils se sont barrés très tôt de l’école et s’en sont très bien sortis. Ils se sont fait une belle vie, non ? Alors, pourquoi pas moi ? Moi, je serais peut-être un champion de l’électronique aujourd’hui, va savoir !
— Non ? Ça te défrise cette perspective, toi qui n’es pas foutu d’initier le moindre ordinateur ! Tu me veux cancre, hein, absolument. Et perceur de coffres ! C’est pour les besoins de la démonstration ? Bon, d’accord, si j’étais né il y a quinze ans j’aurais été un cancre, le pire de ta classe, et toi tu te serais répandu : « On m’a pas formé à ça, on m’a pas formé à ça », ça te va comme ça ?
— De toute façon ce que j’aurais été ou pas, c’est pas la question.
— Quelle est la question ?
— La vraie nature du « ça » pour lequel les jeunes profs déclarent n’avoir pas été formés, la voilà la seule question, c’est toi-même qui l’as posée.
— Réponse ?
— Vieille comme le monde : les profs ne sont pas préparés à la collision entre le savoir et l’ignorance, voilà tout !
— Tu m’en diras tant.
— Parfaitement, ces histoires de perte de repères, de violence, de consommation, tout ce baratin, c’est l’explication du jour ; demain ce sera autre chose. D’ailleurs tu l’as dit toi-même : La vraie nature du « ça » n’est pas réductible à la somme des éléments qui la constituent objectivement.
— Ce qui ne nous éclaire pas sur ce qu’elle est.
— Je viens de te le dire : le choc du savoir contre l’ignorance ! Il est trop violent. La voilà, la vraie nature du « ça ». Tu m’écoutes, oui ?
— Je t’écoute, je t’écoute.
Je l’écoute et voilà qu’il se lance dans un cours magistral, monté sur estrade, on ne peut plus sûr de lui, d’où il ressort, si je le comprends bien, que la vraie nature du « ça » résiderait dans l’éternel conflit entre la connaissance telle qu’elle se conçoit et l’ignorance telle qu’elle se vit : l’incapacité absolue des professeurs à comprendre l’état d’ignorance où mijotent leurs cancres, puisqu’ils étaient eux-mêmes de bons élèves, du moins dans la matière qu’ils enseignent ! Le gros handicap des professeurs tiendrait dans leur incapacité à s’imaginer ne sachant pas ce qu’ils savent. Quelles que soient les difficultés qu’ils ont éprouvées à les acquérir, dès que leurs connaissances sont acquises elles leur deviennent consubstantielles, ils les perçoivent désormais comme des évidences (« Mais c’est évident, voyons ! »), et ne peuvent pas imaginer leur absolue étrangeté pour ceux qui, dans ce domaine précis, vivent en état d’ignorance.