— Toi, par exemple, qui as mis un an à apprendre la lettre a peux-tu, aujourd’hui, t’imaginer ne sachant ni lire ni écrire ? Non ! Pas plus qu’un prof de math ne peut s’imaginer ignorant que 2 et 2 font 4 ! Eh bien il fut un temps où tu ne savais pas lire ! Tu pataugeais dans l’alphabet. Lamentable, tu étais ! Djibouti, tu te souviens ? Puis-je maintenant te rappeler l’époque, pas si lointaine, où tu trouvais qu’Alice, ta fille — aujourd’hui plus grande lectrice que toi —, mettait de la mauvaise volonté à lire les premiers textes que l’école flanquait sous ses yeux d’enfant ? Imbécile ! Père indigne ! Tu avais oublié que cette difficulté avait été la tienne ! Et que tu étais infiniment plus lent que ta fille dans ce domaine ! Mais voilà, devenu adulte et sachant, Monsieur se montrait impatient avec une gamine en apprentissage ! Ton savoir de prof et ton inquiétude de père t’avaient tout bonnement fait perdre le sens de l’ignorance !
Je l’écoute, je l’écoute. Lancé à une pareille vitesse, je sais que rien ne pourrait l’arrêter.
— Vous êtes tous les mêmes, les profs ! Ce qui vous manque, ce sont des cours d’ignorance ! On vous fait passer toutes sortes d’examens et de concours sur vos connaissances acquises, quand votre première qualité devrait être l’aptitude à concevoir l’état de celui qui ignore ce que vous savez ! Je rêve d’une épreuve du Capes ou de l’agreg où on demanderait au candidat de se souvenir d’un échec scolaire — une brusque chute, en math, par exemple, en troisième ou en seconde — et de chercher à comprendre ce qui lui est arrivé cette année-là !
— Il accuserait son professeur d’alors.
— Insuffisant ! La faute au prof, je connais, j’ai pratiqué. Il faudrait exiger du candidat qu’il fouille plus profond, qu’il cherche vraiment pourquoi il a dévissé cette année-là. Qu’il cherche en lui, autour de lui, dans sa tête, dans son cœur, dans son corps, dans ses neurones, dans ses hormones, qu’il cherche partout. Et qu’il se souvienne aussi comment il s’en est sorti ! Les moyens qu’il a utilisés ! Les fameuses ressources ! Où se planquaient-elles, ses ressources ? À quoi elles ressemblaient ? J’irai plus loin, il faudrait demander aux apprentis professeurs les raisons pour lesquelles ils se sont consacrés à telle matière plutôt qu’à telle autre. Pourquoi enseigner l’anglais et pas les math ou l’histoire ? Par préférence ? Eh bien, qu’ils aillent fouiller du côté des matières qu’ils ne préféraient pas ! Qu’ils se souviennent de leurs faiblesses en physique, de leur nullité en philo, de leurs excuses bidons en gymnastique ! Bref, il faut que ceux qui prétendent enseigner aient une vue claire de leur propre scolarité. Qu’ils ressentent un peu l’état d’ignorance s’ils veulent avoir la moindre chance de nous en sortir !
— Si je comprends bien, tu suggères de recruter les professeurs chez les mauvais élèves plutôt que chez les bons ?
— Pourquoi pas ? S’ils s’en sont sortis et qu’ils se souviennent de l’élève qu’ils étaient, pourquoi pas ? Après tout, tu me dois beaucoup !
— Non ?
— Non ? Moi, je trouve qu’en matière d’enseignement tu me dois énormément. Il a fallu que tu sois un ancien cancre pour devenir prof, non ? Sois honnête. Si tu avais brillé en classe, tu aurais fait autre chose. En fait tu es retourné dans la poubelle de Djibouti, déguisé en prof, pour en sortir d’autres cancres ! Et c’est grâce à moi que tu y es arrivé ! Parce que tu savais ce que je ressentais. C’était du savoir ça aussi, tu ne penses pas ?
(S’il s’imagine que je vais lui faire ce plaisir…)
— Je pense surtout que tu nous les brises avec ton devoir d’empathie et qu’il énerverait plus d’un professeur ! Si tu t’étais pris en main une bonne fois tu t’en serais sorti toi-même !
Là, il se fiche dans une rogne noire. D’abord parce qu’il ne comprend pas le mot « empathie », ensuite parce qu’une fois expliqué, il le comprend trop bien.
— Pas l’empathie ! On s’en fout de votre empathie ! Elle nous coulerait plutôt, votre empathie ! Personne ne vous demande de vous prendre pour nous, on vous demande de sauver les gosses qui n’ont pas les moyens de vous le demander, tu peux comprendre ça ? On vous demande d’ajouter à toutes vos connaissances l’intuition de l’ignorance, et d’aller à la pêche au cancre, c’est votre boulot ! Le mauvais élève se prendra en main quand vous lui aurez appris à se prendre en main ! C’est tout ce qu’on vous demande !
— Qui ça, on ?
— Moi !
— Ah, toi… Et qu’en dirais-tu, toi, le spécialiste, de cet état d’ignorance ?
— J’en dirais que ce n’est pas le grand trou noir que vous imaginez. C’est tout le contraire. Un marché aux puces où tu trouves tout et n’importe quoi sauf le désir d’apprendre ce que les profs t’enseignent. Le mauvais élève ne se vit jamais comme ignorant. Je ne me trouvais pas ignorant, moi, je me trouvais con, c’est très différent ! Le cancre se vit comme indigne, ou comme anormal, ou comme révolté, ou alors il s’en fout, il se vit comme sachant un tas d’autres choses que ce que vous prétendez lui apprendre, mais il ne se vit pas comme ignorant ce que vous savez ! Très vite, il n’en veut plus de votre savoir. Il en a fait son deuil. Un deuil douloureux parfois, mais, comment dire ? L’entretien de cette douleur l’occupe davantage que le désir de la guérir, c’est difficile à comprendre mais c’est comme ça ! Son ignorance, il la prend pour sa nature profonde. Il n’est pas un élève de mathématiques, il est un nul en math, c’est comme ça. Comme il lui faut des compensations, il va briller dans d’autres secteurs. Perceur de coffres, dans mon cas. Et casseur de gueules, un peu. Et quand il se fait poisser par la police, que l’assistante sociale lui demande pourquoi il ne travaille pas à l’école, tu sais ce qu’il répond ?
— La même chose que le professeur, exactement : le « ça », le « ça » ! L’école, c’est pas pour moi, je suis pas fait pour « ça », voilà ce qu’il répond. Et lui aussi, sans le savoir, parle du terrible choc entre l’ignorance et le savoir. C’est le même « ça » que celui des professeurs. Les profs estiment n’avoir pas été préparés à trouver dans leurs classes des élèves qui estiment ne pas être faits pour y être. Des deux côtés, le même « ça » !
— Et comment remédier à « ça », si l’empathie est déconseillée ?
Là, il hésite énormément. Je dois insister :
— Vas-y, toi qui sais tout sans avoir rien appris, le moyen d’enseigner sans être préparé à ça ? Il y a une méthode ?
— C’est pas ce qui manque, les méthodes, il n’y a même que ça, des méthodes ! Vous passez votre temps à vous réfugier dans les méthodes, alors qu’au fond de vous vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. Il lui manque quelque chose.