Bref, mon père tel qu’en lui-même, ironiste et sage, désireux de bavarder avec moi, à distance respectable, de la vie qui se continuait.
J’ai l’enveloppe de cette lettre sous les yeux.
Aujourd’hui seulement un détail me frappe.
Il ne s’était pas contenté d’écrire mon nom, le nom du collège, celui de la rue et de la ville…
Il y avait ajouté la mention : professeur.
Daniel Pennacchioni professeur au collège…
Professeur…
De son écriture si exacte.
Il m’aura fallu une existence entière pour entendre ce hurlement de joie — et ce soupir de soulagement.
II
DEVENIR
J’ai douze ans et demi et je n’ai rien fait
1
Nous entrons, pendant que j’écris ces lignes, dans la saison des appels au secours. Dès le mois de mars le téléphone sonne à la maison plus souvent que d’habitude : amis éperdus cherchant une nouvelle école pour un enfant en échec, cousins désespérés en quête d’une énième boîte après un énième renvoi, voisins contestant l’efficacité d’un redoublement, inconnus qui pourtant me connaissent, ils tiennent mon téléphone d’Untel…
Ce sont des appels du soir généralement, vers la fin du dîner, l’heure de la détresse. Des appels de mères le plus souvent. De fait rarement le père, le père vient après, quand il vient, mais à l’origine, au premier coup de téléphone, c’est toujours la mère, et presque toujours pour le fils. La fille semble plus sage.
On est la mère. On est seule à la maison, repas expédié, vaisselle pas faite, le bulletin du garçon étalé devant soi, le garçon enfermé à double tour dans sa chambre devant son jeu vidéo, ou déjà dehors, en vadrouille avec sa bande, malgré une timide interdiction… On est seule, la main sur le téléphone, on hésite. Expliquer pour la énième fois le cas du fils, faire une fois de plus l’historique de ses échecs, cette fatigue, mon Dieu… Et la perspective de l’épuisement à venir : démarcher cette année encore les écoles qui voudront bien de lui… poser une journée de congé au bureau, au magasin… visites aux chefs d’établissement… barrages des secrétariats… dossiers à remplir… attente de la réponse… entretiens… avec le fils, sans le fils… tests… attente des résultats… documentation… incertitudes, cette école est-elle meilleure que cette autre ? (Car en matière d’école la question de l’excellence se pose au sommet de l’échelle comme au fond des abysses, la meilleure école pour les meilleurs élèves et la meilleure pour les naufragés, tout est là…) On appelle enfin. On s’excuse de vous déranger, on sait à quel point vous devez être sollicité mais voilà on a un garçon qui, vraiment, dont on ne sait plus comment…
Professeurs, mes frères, je vous en supplie, pensez à vos collègues quand, dans le silence de la salle des profs, vous écrivez sur vos bulletins que « le troisième trimestre sera déterminant ». Sonnerie instantanée de mon téléphone :
— Le troisième trimestre, tu parles ! Leur décision est déjà prise depuis le début, oui.
— Le troisième trimestre, le troisième trimestre, ça ne l’émeut pas du tout, ce gosse, la menace du troisième trimestre, il n’a jamais eu un seul trimestre convenable !
— Le troisième trimestre… Comment voulez-vous qu’il remonte un pareil handicap en si peu de temps ?
Ils savent bien que c’est un gruyère, leur troisième trimestre, avec toutes ces vacances !
— S’ils refusent le passage, cette fois je fais appel !
— De toute façon, aujourd’hui il faut s’y prendre de plus en plus tôt pour trouver une école…
Et ça dure jusqu’à la fin du mois de juin, quand il est avéré que le troisième trimestre a bel et bien été déterminant, qu’on n’acceptera pas le rejeton dans la classe supérieure et qu’il est effectivement trop tard pour chercher une nouvelle école, tout le monde s’y étant pris avant soi, mais que voulez-vous, on a voulu y croire jusqu’au bout, on s’est dit que cette fois peut-être le gosse comprendrait, il s’était bien repris au troisième trimestre, si, si, je vous assure, il faisait des efforts, beaucoup moins d’absences…
2
Il y a la mère perdue, épuisée par la dérive de son enfant, évoquant les effets supposés des désastres conjugaux : c’est notre séparation qui l’a… depuis la mort de son père, il n’est plus tout à fait… Il y a la mère humiliée par les conseils des amies dont les enfants, eux, marchent bien, ou qui, pire, évitent le sujet avec une discrétion presque insultante… Il y a la mère furibarde, convaincue que son garçon est depuis toujours l’innocente victime d’une coalition enseignante, toutes disciplines confondues, ça a commencé très tôt, à la maternelle, il avait une institutrice qui… et ça ne s’est pas du tout arrangé au CP, l’instit, un homme cette fois, était pire, et figurez-vous que son professeur de français, en quatrième, lui a… Il y a celle qui n’en fait pas une question de personne mais vitupère la société telle qu’elle se délite, l’institution telle qu’elle sombre, le système tel qu’il pourrit, le réel en somme, tel qu’il n’épouse pas son rêve… Il y a la mère furieuse contre son enfant : ce garçon qui a tout et ne fait rien, ce garçon qui ne fait rien et veut tout, ce garçon pour qui on a tout fait et qui jamais ne… pas une seule fois, vous m’entendez ! Il y a la mère qui n’a pas rencontré un seul professeur de l’année et celle qui a fait leur siège à tous… Il y a la mère qui vous téléphone tout simplement pour que vous la débarrassiez cette année encore d’un fils dont elle ne veut plus entendre parler jusqu’à l’année prochaine même date, même heure, même coup de téléphone, et qui le dit : « On verra l’année prochaine, il faut juste lui trouver une école d’ici là. » Il y a la mère qui craint la réaction du père : « Cette fois mon mari ne le supportera pas » (on a caché la plupart des bulletins de notes au mari en question)… Il y a la mère qui ne comprend pas ce fils si différent de l’autre, qui s’efforce de ne pas l’aimer moins, qui s’ingénie à demeurer la même mère pour ses deux garçons. Il y a la mère, au contraire, qui ne peut s’empêcher de choisir celui-ci (« Pourtant je m’investis entièrement en lui »), au grand dam des frères et sœurs, bien sûr, et qui a utilisé en vain toutes les ressources des aides auxiliaires : sport, psychologie, orthophonie, sophrologie, cures de vitamines, relaxation, homéopathie, thérapie familiale ou individuelle… Il y a la mère versée en psychologie, qui donnant une explication à tout s’étonne qu’on ne trouve jamais de solution à rien, la seule au monde à comprendre son fils, sa fille, les amis de son fils et de sa fille, et dont la perpétuelle jeunesse d’esprit (« N’est-ce pas qu’il faut savoir rester jeune ? ») s’étonne que le monde soit devenu si vieux, tellement inapte à comprendre les jeunes. Il y a la mère qui pleure, elle vous appelle et pleure en silence, et s’excuse de pleurer… un mélange de chagrin, d’inquiétude et de honte… À vrai dire toutes ont un peu honte, et toutes sont inquiètes pour l’avenir de leur garçon : « Mais qu’est-ce qu’il va devenir ? » La plupart se font de l’avenir une représentation qui est une projection du présent sur la toile obsédante du futur. Le futur comme un mur où seraient projetées les images démesurément agrandies d’un présent sans espoir, la voilà la grande peur des mères !