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Elles ignorent qu’elles s’adressent au plus jeune perceur de coffre de sa génération et que si leur représentation de l’avenir était fondée je ne serais pas au téléphone en train de les écouter mais en prison, à compter mes poux, conformément au film que dut projeter ma pauvre maman sur l’écran du futur quand elle apprit que son fils de onze ans pillait les économies de la famille.
Alors, je tente une histoire drôle :
— Connaissez-vous le seul moyen de faire rire le bon Dieu ?
Hésitation au bout du fil.
— Racontez-lui vos projets.
En d’autres termes, pas d’affolement, rien ne se passe comme prévu, c’est la seule chose que nous apprend le futur en devenant du passé.
C’est insuffisant, bien sûr, un sparadrap sur une blessure qui ne cicatrisera pas si facilement, mais je fais avec les moyens du téléphone.
4
Pour être juste, on me parle aussi parfois de bons élèves : la mère méthodique, par exemple, en quête de la meilleure classe préparatoire, comme elle fut, dès la naissance de son enfant, à la recherche de la meilleure maternelle, et qui me suppose aimablement une compétence pour cette pêche en altitude ; ou la mère venue d’un autre monde, première immigration, gardienne de mon immeuble, qui a repéré des dons étranges chez sa fille, or elle a raison, la petite doit poursuivre un cycle long, aucun doute là-dessus, une future agrégée de quelque chose, elle aura même le choix de la matière… (De fait, elle achève aujourd’hui ses études de droit.) Et puis, il y a L. M., agriculteur dans le Vercors, convoqué par l’institutrice du village, vu les résultats époustouflants de son garçon…
— Elle me demande ce que j’aimerais qu’il fasse plus tard.
Il lève son verre à ma santé :
— Vous êtes marrants, vous autres les profs, avec vos questions…
— Alors, qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça réponde, un père ? Le maximum ! Président de la République !
Et il y a l’inverse, un autre père, technicien de surface celui-là, qui veut absolument abréger les études de son garçon pour le mettre au travail, que le gamin « gagne » tout de suite. (« Un salaire de plus dans la famille ça ferait pas de mal ! ») Oui mais voilà, le gamin veut être professeur des écoles justement, instituteur comme on disait naguère, et je trouve que c’est une bonne idée, j’aimerais bien, moi, qu’il entre dans l’enseignement, ce garçon si vif et qui en a tant envie, négocions, négocions, il y va du bonheur des futurs élèves de ce futur collègue…
Allons bon, voilà que je me mets à croire en l’avenir, moi aussi, que je reprends foi en l’école de la république. C’est elle qui a formé mon propre père, après tout, l’école de la république, et à quatre-vingt-dix ans de distance ce garçon ressemble beaucoup à ce que devait être mon père, le petit Corse d’Aurillac, vers l’année 1913, quand son frère aîné se mit au travail pour offrir à son cadet les moyens et le temps de franchir les portes de l’École polytechnique.
Et puis, j’ai toujours encouragé mes amis et mes élèves les plus vivants à devenir professeurs. J’ai toujours pensé que l’école, c’était d’abord les professeurs. Qui donc m’a sauvé de l’école, sinon trois ou quatre professeurs ?
5
Il y a ce père, agacé, qui m’affirme, catégorique :
— Mon fils manque de maturité.
Un homme jeune, strictement assis dans les perpendiculaires de son costume. Droit sur sa chaise, il déclare d’entrée de jeu que son fils manque de maturité. C’est une constatation. Ça n’appelle ni question ni commentaire. Ça exige une solution, point final. Je demande tout de même l’âge du fils en question.
Réponse immédiate :
— Onze ans déjà.
C’est un jour où je ne suis pas en forme. Mal dormi, peut-être. Je prends mon front entre mes mains, pour déclarer, finalement, en Raspoutine infaillible :
— J’ai la solution.
Il lève un sourcil. Regard satisfait. Bon, nous sommes entre professionnels. Alors, cette solution ? Je la lui donne :
— Attendez.
Il n’est pas content. La conversation n’ira pas beaucoup plus loin.
— Ce gosse ne peut tout de même pas passer son temps à jouer !
Le lendemain je croise le même père dans la rue. Même costume, même raideur, même attaché-case.
Mais il se déplace en trottinette.
Je jure que c’est vrai.
6
Aucun avenir.
Des enfants qui ne deviendront pas. Des enfants désespérants.
Écolier, puis collégien, puis lycéen, j’y croyais dur comme fer moi aussi à cette existence sans avenir.
C’est même la toute première chose dont un mauvais élève se persuade.
— Avec des notes pareilles qu’est-ce que tu peux espérer ?
— Tu t’imagines que tu vas passer en sixième ? (En cinquième, en quatrième, en troisième, en seconde, en première…)
— Combien de chances, au bac, d’après vous, faites-moi plaisir, calculez vos chances vous-même, sur cent, combien ?
Ou cette directrice de collège, dans un vrai cri de joie :
— Vous, Pennacchioni, le BEPC ? Vous ne l’aurez jamais ! Vous m’entendez ? Jamais !
Elle en vibrait.
En tout cas je ne deviendrai pas comme toi, vieille folle ! Je ne serai jamais prof, araignée engluée dans ta propre toile, garde-chiourme vissée à ton bureau jusqu’à la fin de tes jours. Jamais ! Nous autres les élèves nous passons, vous, vous restez ! Nous sommes libres et vous en avez pris pour perpète. Nous, les mauvais, nous n’allons nulle part mais au moins nous y allons ! L’estrade ne sera pas l’enclos minable de notre vie !
Mépris pour mépris je me raccrochais à ce méchant réconfort : nous passons, les profs restent ; c’est une conversation fréquente chez les élèves de fond de classe. Les cancres se nourrissent de mots.
J’ignorais alors qu’il arrive aux professeurs de l’éprouver aussi, cette sensation de perpétuité : rabâcher indéfiniment les mêmes cours devant des classes interchangeables, crouler sous le fardeau quotidien des copies (on ne peut pas imaginer Sisyphe heureux avec un paquet de copies !), je ne savais pas que la monotonie est la première raison que les professeurs invoquent quand ils décident de quitter le métier, je ne pouvais pas imaginer que certains d’entre eux souffrent bel et bien de rester assis là, quand passent les élèves… J’ignorais que les professeurs aussi se soucient du futur : décrocher mon agreg, achever ma thèse, passer à la fac, prendre mon envol pour les cimes des classes préparatoires, opter pour la recherche, filer à l’étranger, m’adonner à la création, changer de secteur, laisser enfin tomber ces boutonneux amorphes et vindicatifs qui produisent des tonnes de papier, j’ignorais que lorsque les professeurs ne pensent pas à leur avenir, c’est qu’ils songent à celui de leurs enfants, aux études supérieures de leur progéniture… Je ne savais pas que la tête des professeurs est saturée d’avenir. Je ne les croyais là que pour m’interdire le mien. Interdit d’avenir.
À force de me l’entendre répéter je m’étais fait une représentation assez précise de cette vie sans futur. Ce n’était pas que le temps cesserait de passer, ce n’était pas que le futur n’existait pas, non, c’était que j’y serais pareil à ce que j’étais aujourd’hui. Pas le même, bien sûr, pas comme si le temps n’avait pas filé, mais comme si les années s’étaient accumulées sans que rien ne change en moi, comme si mon instant futur menaçait d’être rigoureusement pareil à mon présent. Or, de quoi était-il fait, mon présent ? D’un sentiment d’indignité que saturait la somme de mes instants passés. J’étais une nullité scolaire et je n’avais jamais été que cela. Bien sûr le temps passerait, bien sûr la croissance, bien sûr les événements, bien sûr la vie, mais je traverserais cette existence sans aboutir jamais à aucun résultat. C’était beaucoup plus qu’une certitude, c’était moi.