De cela, certains enfants se persuadent très vite, et s’ils ne trouvent personne pour les détromper, comme on ne peut vivre sans passion ils développent, faute de mieux, la passion de l’échec.
7
L’avenir, cette étrange menace…
Soirée d’hiver. Nathalie dégringole en sanglotant les escaliers du collège. Un chagrin qui tient à se faire entendre. Qui utilise le béton comme caisse de résonance. C’est encore une enfant, son corps pèse son poids d’ancien bébé sur les marches sonnantes de l’escalier. Il est dix-sept heures trente, presque tous les élèves sont partis. Je suis un des derniers professeurs à passer par là. Le tam-tam des pas sur les marches, l’explosion des sanglots : hou-là, chagrin d’école, pense le professeur, disproportion, disproportion, chagrin probablement disproportionné ! Et Nathalie apparaît au bas de l’escalier. Eh bien, Nathalie, eh bien, eh bien, qu’est-ce que c’est que ce chagrin ? Je connais cette élève, je l’ai eue l’année précédente, en sixième. Une enfant incertaine, à rassurer souvent. Qu’est-ce qui se passe, Nathalie ? Résistance de principe : Rien, m’sieur, rien. Alors, c’est beaucoup de bruit pour rien, ma grande ! Redoublement des sanglots, et Nathalie, finalement, d’exposer son malheur entre les hoquets :
— Meu… Meu… Monsieur… je n’a… je n’arrive p… Je n’arrive pas à c… à comp… Je n’arrive pas à comprendre…
— À comprendre quoi ? Qu’est-ce que tu n’arrives pas à comprendre ?
— L’ap… l’ap…
Et brusquement le bouchon saute, ça sort d’un coup :
— La… proposition-subordonnée-conjonctive-de-concession-et-d’opposition !
Silence.
Ne pas rigoler.
Surtout ne pas rire.
— La proposition subordonnée conjonctive de concession et d’opposition ? C’est elle qui te met dans un état pareil ?
Soulagement. Le prof se met à penser très vite et très sérieusement à la proposition en question ; comment expliquer à cette élève qu’il n’y a pas de quoi s’en faire une montagne, qu’elle l’utilise sans le savoir, cette fichue proposition (une de mes préférées d’ailleurs, si tant est qu’on puisse préférer une conjonctive à une autre…), la proposition qui rend possibles tous les débats, condition première à la subtilité, dans la sincérité comme dans la mauvaise foi, il faut bien le reconnaître, mais tout de même, pas de tolérance sans concession, ma petite, tout est là, il n’y a qu’à énumérer les conjonctions qui l’introduisent, cette subordonnée : bien que, quoique, encore que, quelque que, tu sens bien qu’on s’achemine vers la subtilité après des mots pareils, qu’on va faire la part de la chèvre et du chou, que cette proposition fera de toi une fille mesurée et réfléchie, prête à écouter et à ne pas répondre n’importe quoi, une femme d’arguments, une philosophe peut-être, voilà ce qu’elle va faire de toi, la conjonctive de concession et d’opposition !
Ça y est, le professeur est enclenché : comment consoler une gamine avec une leçon de grammaire ? Voyons voir… Tu as bien cinq minutes, Nathalie, viens ici que je t’explique. Classe vide, assieds-toi, écoute-moi bien, c’est tout simple… Elle s’assied, elle m’écoute, c’est tout simple. Ça y est ? Tu as compris ? Donne-moi un exemple, pour voir. Exemple juste. Elle a compris. Bon. Ça va mieux ? Eh bien ! pas du tout, ça ne va pas mieux du tout, nouvelle crise de larmes, des sanglots gros comme ça, et tout à coup cette phrase, que je n’ai jamais oubliée :
— Vous ne vous rendez pas compte, monsieur, j’ai douze ans et demi, et je n’ai rien fait.
Rentré chez moi je ressasse la phrase. Qu’est-ce que cette gamine a bien pu vouloir dire ? « Rien fait… » Rien fait de mal en tout cas, innocente Nathalie.
Il me faudra attendre le lendemain soir, renseignements pris, pour apprendre que le père de Nathalie vient de se faire licencier après dix ans de bons et loyaux services en qualité de cadre dans une boîte de je ne sais plus quoi. C’est un des tout premiers cadres licenciés. Nous sommes au milieu des années quatre-vingt ; jusqu’à présent le chômage était de culture ouvrière, si l’on peut dire. Et cet homme, jeune, qui n’a jamais douté de son rôle dans la société, cadre modèle et père attentif (je l’ai vu plusieurs fois l’année précédente, soucieux de sa fille si timide, si peu confiante en elle-même), s’est effondré. Il a dressé un bilan définitif. À la table familiale, il ne cesse de répéter : « J’ai trente-cinq ans et je n’ai rien fait. »
8
Le père de Nathalie inaugurait une époque où l’avenir lui-même serait réputé sans avenir ; une décennie pendant laquelle les élèves allaient se l’entendre répéter tous les jours et sur tous les tons : fini les vaches grasses, mes enfants ! Et fini les amours faciles ! Chômage et sida pour tout le monde, voilà ce qui vous attend. Oui, c’est ce que nous leur avons seriné, parents ou professeurs, pendant les années qui ont suivi, pour les « motiver » davantage. Un discours comme un ciel bouché. Voilà ce qui faisait pleurer la petite Nathalie ; elle éprouvait du chagrin par anticipation, elle pleurait son futur comme un jeune mort. Et elle se sentait bien coupable de le tuer un peu plus tous les jours, avec ses difficultés en grammaire. Il est vrai que, par ailleurs, son professeur avait cru bon lui affirmer qu’elle avait « de l’eau de vaisselle dans le crâne ». De l’eau de vaisselle, Nathalie ? Laisse-moi écouter… J’avais secoué sa petite tête avec une mine de toubib attentif… Non, non, pas de flotte là-dedans, ni de vaisselle… Timide sourire, quand même. Attends un peu… Et j’avais tapoté son crâne, index replié, comme on frappe à une porte… Non, je t’assure, c’est un beau cerveau que j’entends là, Nathalie, exceptionnel même, un très joli son, exactement le son que font les têtes pleines d’idées ! Petit rire, enfin.
Quelle tristesse nous leur avons mise à l’âme pendant toutes ces années ! Et comme je préfère le rire de Marcel Aymé, le bon rire vachard de Marcel, quand il vante la sagesse du fils qui a flairé le chômage avant tout le monde :
— Toi, Émile, tu as été rudement plus malin que ton frère. Il faut dire que tu es l’aîné et que tu as plus de connaissance de la vie. En tout cas je n’ai pas d’inquiétude pour toi, tu as su résister à la tentation, et comme tu n’en as jamais foutu un clou te voilà préparé à l’existence qui t’attend. Ce qui est le plus dur pour le chômeur, vois-tu, c’est de ne pas avoir été habitué dès l’enfance à cette vie-là. C’est plus fort que soi, on a dans les mains une démangeaison de travailler. Avec toi, je suis tranquille, tu as un de ces poils dans la main qui ne demande qu’à friser.
— Quand même, protesta Émile, je sais lire presque couramment.
— Et c’est encore une preuve que tu es malin. Sans rien te casser ni prendre de mauvaises habitudes de travail, te voilà capable de suivre le tour de France dans ton journal, et tous les comptes rendus des grandes épreuves sportives qu’on écrit pour la distraction du chômeur. Ah ! Tu seras un homme heureux…