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Plus de vingt ans ont passé. Aujourd’hui, le chômage est en effet de toutes les cultures, l’avenir professionnel ne sourit plus à grand monde sous nos latitudes, l’amour ne brille guère et Nathalie doit être une jeune femme de trente-sept ans (et demi). Et mère, va savoir. D’une fille de douze ans, peut-être. Nathalie est-elle chômeuse ou satisfaite de son rôle social ? Perdue de solitude ou heureuse en amour ? Femme équilibrée, maîtresse ès concessions et oppositions ? Se répand-elle en désarroi à la table familiale ou songe-t-elle bravement au moral de sa fille quand la petite franchit la porte de sa classe ?

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Nos « mauvais élèves » (élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l’école. C’est un oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d’inquiétude, de rancœur, de colère, d’envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voilà qui arrivent, leur corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment commencer qu’une fois le fardeau posé à terre et l’oignon épluché. Difficile d’expliquer cela, mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d’adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif.

Naturellement le bienfait sera provisoire, l’oignon se recomposera à la sortie et sans doute faudra-t-il recommencer demain. Mais c’est cela, enseigner : c’est recommencer jusqu’à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous échouons à installer nos élèves dans l’indicatif présent de notre cours, si notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et sur ces filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les fondrières d’un manque indéfini. Bien sûr nous n’aurons pas été les seuls à creuser ces galeries ou à ne pas avoir su les combler, mais ces femmes et ces hommes auront tout de même passé une ou plusieurs années de leur jeunesse, là, assis en face de nous. Et ce n’est pas rien, une année de scolarité fichue : c’est l’éternité dans un bocal.

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Il faudrait inventer un temps particulier pour l’apprentissage. Le présent d’incarnation, par exemple. Je suis ici, dans cette classe, et je comprends, enfin ! Ça y est ! Mon cerveau diffuse dans mon corps : ça s’incarne.

Quand ce n’est pas le cas, quand je n’y comprends rien, je me délite sur place, je me désintègre dans ce temps qui ne passe pas, je tombe en poussière et le moindre souffle m’éparpille.

Seulement, pour que la connaissance ait une chance de s’incarner dans le présent d’un cours, il faut cesser d’y brandir le passé comme une honte et l’avenir comme un châtiment.

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À propos, que deviennent-ils, ceux qui sont devenus ?

F. est mort quelques mois après sa mise à la retraite. J. s’est jeté par la fenêtre la veille de la sienne. G. fait une dépression nerveuse. Tel autre en sort à peine. Les médecins de J. F. datent le début de son Alzheimer de la première année de sa retraite anticipée. Ceux de P. B. aussi. La pauvre L. pleure toutes les larmes de son corps pour avoir été licenciée du groupe de presse où elle croyait faire l’actualité ad vitam aeternam. Et je pense encore au cordonnier de P., mort de n’avoir pas trouvé repreneur à sa cordonnerie. « Alors ma vie ne vaut rien ? » C’est ce qu’il ne cessait de répéter. Personne ne voulait racheter sa raison d’être. « Tout ça pour rien ? » Il en est mort de chagrin.

Celui-ci est diplomate ; retraité dans six mois, il redoute plus que tout le face-à-face avec lui-même. Il cherche à faire autre chose : conseiller international d’un groupe industriel ? Consultant en ceci ou en cela ? Quant à celui-là, il fut Premier ministre. Il en a rêvé trente ans durant, dès ses premiers succès électoraux. Sa femme l’y a toujours encouragé. C’est un routier de la politique, il savait que ce rôle-titre, le gouvernement Untel, était, par nature, temporaire. Et dangereux. Il savait qu’à la première occasion il serait la risée de la presse, une cible de choix, y compris pour son propre camp, bouc émissaire en chef. Sans doute connaissait-il la blague de Clemenceau sur son chef de cabinet, en 1917, « Quand je pète, c’est lui qui pue ». (Oui, le monde politique a de ces élégances. On y est d’autant plus cru entre « amis » qu’on se doit de peser les déclarations publiques au milligramme.) Donc, il devient Premier ministre. Il accepte ce contrat périlleux à durée limitée. Sa femme et lui se sont blindés en conséquence. Premier ministre pendant quelques années, bien. Les quelques années passent. Comme prévu, il saute. Il perd son ministère. Ses proches affirment qu’il accuse gravement le coup : « Il craint pour son avenir. » Tant et si bien qu’une dépression nerveuse l’entraîne jusqu’au bord du suicide.

Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué « toute notre vie », soit une moitié de notre temps de vivre : ôtez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l’acteur.

Ces fins de carrière dramatiques évoquent un désarroi assez comparable à mes yeux au tourment de l’adolescent qui, croyant n’avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu’il nous arrive de nous tuer. C’est, à tout le moins, une faille dans notre éducation.

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Vint une année où je fus particulièrement mécontent de moi. Tout à fait malheureux d’être ce que j’étais. Assez désireux de ne pas devenir. La fenêtre de ma chambre donnait sur les baous de La Gaude et de Saint-Jeannet, deux rochers abrupts de nos Alpes du Sud, réputés abréger la souffrance des amoureux éconduits. Un matin que j’envisageais ces falaises avec un peu trop d’affection, on a frappé à la porte de ma chambre. C’était mon père. Il a juste passé sa tête par l’entrebâillement :

— Ah ! Daniel, j’ai complètement oublié de te dire : le suicide est une imprudence.

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Mais revenons à mes débuts. Bouleversée par mon cambriolage familial, ma mère était allée demander conseil au directeur de mon collège, un personnage débonnaire et perspicace, affublé d’un gros nez rassurant (les élèves l’appelaient Tarin). Me jugeant plus anxieux et chétif que dangereux, Tarin préconisa l’éloignement et le grand air. Un séjour en altitude me remplumerait. Un pensionnat de montagne, oui, c’était la solution, j’y gagnerais des forces et j’y apprendrais les règles de la vie en communauté. Ne vous inquiétez pas, chère madame, vous n’êtes pas la mère d’Arsène Lupin mais d’un petit rêveur auquel on se doit de donner le sens des réalités. S’ensuivirent mes deux premières années de pension, cinquième et quatrième, où je ne retrouvais ma famille qu’à Noël, à Pâques et pour les grandes vacances. Les autres années, je les passerais dans des internats hebdomadaires.

La question de savoir si je fus « heureux » au pensionnat est assez secondaire. Disons que l’état de pensionnaire me fut infiniment plus supportable que celui d’externe.

Il est difficile d’expliquer aux parents d’aujourd’hui les atouts de l’internat, tant ils l’envisagent comme un bagne. À leurs yeux, y envoyer ses enfants relève de l’abandon de paternité. Évoquer seulement la possibilité d’une année de pension, c’est passer pour un monstre rétrograde, adepte de la prison pour cancres. Inutile d’expliquer qu’on y a soi-même survécu, l’argument de l’autre époque vous est immédiatement opposé : « Oui, mais en ce temps-là on traitait les gosses à la dure ! »