Bérurier, que je viens d’affranchir, renifle à vide, ce qui est chez lui rarissime car il a toujours le nez encombré. De plus, cette réaction dénote de sa part un degré de préoccupation excessif.
— Ça va chier dur pour nos gueules, exprime-t-il avec cette aisance propre généralement à M. Lecanuet. T’t’rends compte ? La Letizia qu’on a moleskinée pour lu faire dire l’adresse d’sa potesse ? Quand c’est qu’ell’va la savoir scrafée, comment qu’elle va crier au charron ! En plus, le concierge qui racont’ra qu’on est v’nus d’mander après la morte !
Je calme ses redoutances :
— La môme Mariani est morte depuis plusieurs heures, nous avons un alibi.
— Si on la r’trouve dans huit jours, t’iras préciser, boug’de dégourdoche !
— On va la retrouver rapidos car je vais prévenir anonymement les archers de son décès. Quant à Letizia, je lui parlerai. Elle n’a pas intérêt à nous précipiter dans un tonneau de mélasse où nous risquerions de l’entraîner à son tour. Viens !
J’avise un bureau de poste encore ouvert et j’y catapulte le taureau fougueux. On entre dans la salle des téléphones entourée de cabines, au centre de laquelle deux standardistes se racontent la zézette à Mario tout en houspillant d’autres standardistes disséminées à travers le petit globe frileux qui nous héberge.
Je sors le bristol qui servait de répertoire téléphonique à la chère défunte. Le moment ne serait-il point venu, jolie lectrice à chatte rose, de te révéler ce qui m’a poussé à l’emparer ? Oui, n’est-ce pas ? Alors prête-moi ta mignonne oreille finement ourlée et écoute. Au bas de la liste composée de gynécos, plombiers et autres spécialistes des canalisations, au bas de cette liste, dis-je, on a écrit à la diable, la lettre « X » suivie d’un numéro de téléphone. C’est le « X » qui a sollicité mon attention. « X » est la lettre du mystère dans l’alphabet. Une lettre qui chevauche les mathématiques et pas mal de sciences dites exactes, dont ma montre. Pourquoi une fille qui vit seule se croit-elle obligée de remplacer par un « X » le nom d’un correspondant ? Faut-il qu’elle veuille le tenir secret pour ne pas le tracer dans sa kitchenette que, de toute évidence, elle est seule à fréquenter. Deux hypothèses : ce nom est celui d’un amant et, ayant un julot attitré, elle ne prend pas le risque de l’épingler près de son biniou ; ou bien il est dangereux et mon instinct merveilleux m’incline vers la seconde soluce.
— Prego, signorina…
La jolie moustachue jaunâtre me cloue de ses deux yeux revêches sur la toile de fond de son indifférence, comme l’écrit avec bonheur Maurice Schumann dans ses œuvres à retardement, reliées peau de zob[2].
Je dévisse le capuchon de mon appareil à ensorceler et lui décerne un sourire sur écran large qui va l’obliger à changer de culotte. La braise de son regard s’éteint à la vitesse grand con.
— J’aimerais savoir le nom de l’abonné possédant cette ligne téléphonique, lui dis-je (lui fis-je, lui expliqué-je, lui déclaré-je, et autres faiblardises du genre, mais on ne peut pas se surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si ? ou alors faut changer de métier, se faire carrément écrivain).
La donzelle jaune caresse un archipel de grains de mocheté sur sa gueule rance.
Puis elle prend, entre ses cuisses dirait-on, un volume aussi copieux que l’ensemble de mes zœuvres sur papier chiotte. Elle potasse (K.O.H.) son opuscule, hoche la barrette de plastique superbe nichée dans sa chevelure mousseuse et soupire :
— Ce numéro ne figure pas dans mon répertoire.
Elle carre ledit dans sa région culière et m’oublie pour jacter dans son engourdisseur de trompes d’Eustache.
J’ai perdu une bataille, mais j’ai pas perdu la tête. Moi, quand le fichtre foutre me chope, faut que ça dépote. Je me rue dans une cabine libre, gave l’appareil de mornifle et compose le numéro.
J’ai pas achevé la manœuvre que je suis interrompu par une dame sur disque, laquelle m’assure que je me file le doigt dans l’orbibite car ce satané numéro n’existe pas. Elle pousse l’obligeance automatique jusqu’à me conseiller de consulter l’annuaire, ce qui est vraiment chouette de sa part, tu ne trouves pas ?
Une nouvelle tentative « pour si des fois » me conduit au même résultat.
— Y a gourance, déclare Bérurier. Tu croyes qu’il s’agite d’un téléphon, mais c’est p’t’êt’ son compte bancaire ou son immatricule de Sécurité sociable…
J’opine, car je suis. Et en plus je raffole de ça. Pourtant, ça grince dans mon sub’.
Tu me connais, ma louloute ? Tu sais que lorsqu’un truc me turluchose, c’est jamais sans raison. Je sens, par toutes les cellules de mon cerveau, tous les pores de ma peau, tous les porcs de chez Olida, et sur ondes courtes que ces chiffres griffonnés sont détenteurs d’un lourd secret.
Et voilà.
Manière d’obtenir tout de même une communication, j’appelle la police pour dire qu’on aille voir chez Antonella Mariani dont le téléphone ne répond pas et qui avait annoncé son intention de mettre fin à ses jours.
On me demande qui est-ce je suis-t-il. Je réponds que je suis son amant, mais qu’étant marié et père de douze enfants je ne puis jeter mon nom en pâture aux journalistes.
Clinng !
CHAPITRE VIII
Tu vois : après un jour vient un autre jour.
Et à force de voir le jour suivant devenir le jour précédent, une nausée te saisit. Faut toujours se lever et recommencer. On n’en finit pas de recommencer. Là est le vrai vertige. A chaque jour suffit sa peine. Mais cette peine ne suffit pas au jour du lendemain. Chiant, non ?
Je fais dans le morose en grignotant un croissant qui a le goût de carton et en buvant un café qui sent un peu le goudron chaud.
Heureusement que, dans la chambre avoisinante, Béru chante : Nuit de Chine, nuit câline. Toujours à l’avant-garde, le Gros. Sa tranquillité, son instinctif ravissement d’être me donnent un peu d’élan. Histoire de me remettre sur mon fil de funambule, je téléphone à mon balancier.
— Alors, mon grand, tu obtiens des résultats ? demande Félicie, comme elle le faisait jadis quand je ramenais mon bulletin trimestriel, lequel n’était pas toujours racontable.
— Plus ou moins, m’man, ça piétine…
Il est rare que je tienne m’man au courant de mes enquêtes. Je préfère la laisser à l’état d’île heureuse, ma tendre vieille. Ne pas mélanger les gnons et les blanquettes. Elle représente ma paix-sur-terre, Félicie. La tente du Drap d’Or sous laquelle je vais me retirer quand je suis fourbu. Mais cette fois, j’éprouve le besoin de lui narrer nos avatars par le menu.
Elle m’écoute sagement. Je l’imagine, debout devant le téléphone, une épaule appuyée au mur, près de l’horloge à balancier, qui nous vient de famille, comme dit maman. Je vois sa main pâle serrée sur le combiné, et ses cheveux flous autour des oreilles, d’un gris léger… Je vois ses yeux perdus à la recherche de mon image, s’appliquant à la poser sur ma voix comme je pose ses traits sur la sienne.
— Donc, la maîtresse du professeur aurait tout organisé ?
— Avec une amie, oui.
— Qu’a-t-elle dit lorsque vous lui avez appris l’assassinat de cette dernière ?
— Nous ne l’avons pas revue. Quand nous sommes retournés sur le lieu de ses fredaines, elle partait avec son équipe de loubards venue la délivrer.
— Que comptes-tu faire, Antoine ?
— Je ne sais pas encore, m’man. Je réfléchis.
— Selon toi, qui aurait tué la jeune femme ?
— Quelqu’un, probablement, à qui elle a parlé des fameux documents chipés au père Corvonero.