— Et qu’est-ce qui te chiffonne dans ce numéro de téléphone qui ne correspond à rien ?
Je souris :
— Qu’il ne corresponde à rien, justement.
Il se passe un bout de silence, et Félicie murmure :
— Je te demande une seconde, mon grand, c’est ma marmite norvégienne qui siffle.
Elle laisse pendre le combiné. Celui-ci heurte doucement le mur et ces petits chocs amplifiés résonnent dans ma tête.
— Allô ! Tu es là ?
— Bien sûr, m’man.
— Sais-tu l’idée qui me vient, Antoine ?
Elle doit être bonne. Félicie ne se permettrait pas de me soumettre une idée qui ne soit absolument excellente.
— Vas-y, ma chérie.
— Ce numéro est celui de quelqu’un qu’elle a prudemment baptisé « X », selon moi, elle ne l’a pas noté clairement, mais l’a inscrit pour mémoire, en utilisant un code qui le rend inutilisable par les autres.
J’en reste comme quarante-huit ronds de flan.
Simple comme l’œuf de Francisque Collomb[3]. Elle te balance la chose tranquillos, in the badigoinsses, Félicie. Entre sa marmite siffleuse et son aspirateur à tornade. Et moi, limier émérite, superglandu réputé, je morfondais devant ce casse-tête à la gomme.
— Tu es fantastique, m’man ! J’ai honte de n’y avoir pas pensé moi-même, mais je suis tellement fier de toi que ça compense. Qu’aimerais-tu que je te ramène de Roma ?
Elle n’hésite pas :
— Toi, dit-elle, toi, mon grand, le plus vite possible.
Chère vieille, mon bel ange gris aux yeux de tendresse ; quand je te regarde, je regrette de ne pas savoir jouer du violon.
— Qu’est-ce que tu branloches, mec ? Des mots écrasés ?
Il se penche sur les feuilles à en-tête de l’hôtel que j’ai couvertes de chiffres.
— Ou c’s’rait-il pas ta déclaration d’un pot ? rectifie l’Obèse (moi en levrette).
J’accouche.
— Il s’agit du numéro de bigophone trouvé chez la souris morte. L’idée m’est venue (pardon, m’man !) que la môme avait interverti l’ordre des chiffres pour le brouiller, comme on brouille la combinaison d’un coffre.
— Pas con, mec. T’as pas essayé de le composer à l’envers ?
— Si, mais là encore je tombe sur un disque.
— C’est quoi-ce, le numéro noté par la défunte ?
— 386 156, lui réponds-je en toutes lettres, mais je te l’écris en chiffres pour que tu puisses suivre.
Bérurier renifle à plusieurs reprises, mais, peu satisfait par cette opération, il décide d’inverser les réacteurs et va se moucher avec un doigt au-dessus de ma corbeille à papier, car c’est un homme d’ordre.
— J’ai essayé un chiffre sur deux, en reprenant ensuite par le début, ça ne mène à rien.
Il est tout guilleret, l’Alexandre-Benoît, this morninge. Et je vais t’en apprendre une fameuse : est-ce dû à l’atmosphère romaine ? Toujours est-il qu’il s’est rasé. Oui, rasé, et de près ! La chose ne lui est pas arrivée depuis des temps très reculés.
— N’oublille pas une chose, fait le gandin en se penchant derechef sur mes pages de chiffres, c’est que fallait qu’ça restasse tout de même commode pour elle.
Il se fourbit l’entrejambe pour mettre en déroute d’éventuels intrus. Son geste produit un bruit de fourrage manipulé.
— T’as un annuaire de Rome ?
— Il y en a un sur la table basse.
Il s’en saisit, l’ouvre aux premières pages qu’il se met à scruter. Un léger pet velouté, d’une discrétion folle, pet de jeune fille de la bonne société en visite chez la marquise, mélodise son examen.
Il clape de la menteuse difficilement, comme lorsque la soif lui dessèche les muqueuses.
— Moyons moir, nasille l’Inestimable.
Et de se repencher sur mes tablettes.
— T’as dit qu’elle a noté lequel est-ce ?
— 386 156.
Docte, il compare je ne sais quoi, l’annuaire ouvert en ses larges mains lutrines, célébrant la messe de la déduction.
— Un numéro d’six chiffres, si t’auras remarqué, on l’coupe en deux ou en trois. Ici, c’t’en deux. Suppose qu’la p’tite grand-mère aye écrit à l’envers, mais par le mitan ?
— Ça fait tellement longtemps que j’ai pas eu l’occasion de parler le charabia que je coince au niveau du vocabulaire, mec. Ça t’ennuierait de traduire dans le français que tu peux ?
Il ramone de la gorge, va déposer dans la corbeille à faf et revient.
— Bon, su’son carton, y a marqué 386 156. Si elle aurait inversé, mais en coupant prélavablement, ça donnerait 683 et puis 651. Essaie voir de composer ce numéro, l’Artiss.
Je lui donne cette satisfaction. Miracle ! Une sonnerie d’appel retentit. Je grouille de raccrocher car avant de me lancer, je tiens à savoir le nom de l’abonné.
Logique ?
Merci.
CHAPITRE IX
La dame des renseignements est un homme. Belle voix de basse noble. Elle met peu à m’informer que le numéro en question est celui du Museo di Santa Antonia dei Cosmetici.
Ma joie ne demeure pas.
— Je crois qu’il y a maldonne, ronchonné-je pour Béru que je rends responsable de cette déconvenue, c’est le biniou d’un musée.
Il ne départ jamais, l’Enflé.
— Et alors ? objecte-t-il.
On se défrime.
— Y a qu’dans les polars à trois balles que c’eusse tété le turlu d’un douteux versé dans l’import-export. Nos books, Dieu merci, ont une aut’tenue, merde !
Nous attendons au lendemain pour remettre ce que nous ne pouvons faire le jour même. Faute de mieux, je tube au professeur Corvonero. Il se jette sur ma voix comme un auteur dramatique sur la presse du surlendemain de sa générale.
— Avez-vous des éléments nouveaux ? il fiévrit, le pauvre cher chéri.
— Chut, domani, murmuré-je, comme cet industriel marron auquel un autre industriel marron demandait s’il était vrai que son entreprise avait brûlé.
Il va pour questionner plus avant, mais je le prie fermement de ne pas intervertir les rôles.
— Quelqu’un a-t-il essayé de vous contacter à propos des papiers disparus, Momo ?
— Nonon, s’effare-t-il, pourquoi ?
— Pour savoir. Et les amours avec Letizia, ça boume ?
Là, il se trouble.
— Heu… mais, c’est-à-dire, pourquoi ?
— Pour savoir, répété-je, quand l’avez-vous vue ?
— Je l’ai eue au téléphone et je dois dîner avec elle tout à l’heure.
— Chez elle ?
— Non : à l’hôtel Hassier, avec un couple d’Américains.
De la manière qu’il exprime, je comprends que la môme ne lui a pas parlé de nos démêlés.
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? demande le pauvre bonhomme inquiet comme un renard que sa poule aurait pris.
— Parce que quand je m’occupe d’une histoire trouble je pose une foule de questions troublantes, fais-je en manière (ou en matière, si tu préfères le thé) de conclusion. Je vous rappellerai dans la journée de demain, professeur. S’il se produisait un fait nouveau, téléphonez-moi à mon hôtel, et si je n’y suis pas, laissez un message.
Bérurier crie la faim en termes angoissants. Aussi l’emmené-je s’empâter dans un restau voisin qui sent le parmesan et la frigousse. Je reste silencieux, et mon mutisme lui porte sur l’humeur.
— T’fais un’d’ces bouilles, mec ! C’est pourtant bath, l’Italie, non ? Y a du picrate joyeux, du cul en pagaille et des nouilles à la tomate à toison ; en plus les gens ont pas des gueules bêcheuses comme ailleurs. Les fonctionnaires touchent des env’loppes, les communiss vont à la messe, et tout l’monde fauche l’sac à main d’tout l’monde dans une ambiance de kermesse. Y changent davantage d’gouvern’ ment qu’de slip et y roulent en bagnole comme si z-étaient tous cascadeurs, n’empêche qu’l’monde leur appartient. Y sont d’partout et solid’ment établis puisqu’y s’ transplantent par la base. La mandoline règn’su’l’monde, mon pote, faut admettre. Et sans qu’aye des m’nées raciss. Personne est antirital, la mafia d’alieurs permettrait pas. On persécute les juifs, on s’gaffe des Japs ou des Chin’toques, mais la mozzarelle a son passeport tout amulette[4].
3
Lui, il est maire de Lyon. Je le cite parce que c’est mon pote et qu’il a découvert la Croix-Rousse, ce qui est bien plus avisé que d’aller découvrir l’Amérique, ces cons !